De violentes attaques ont été menées contre l’article qui passe en revue les occasions manquées de la nation congolaise dans son élan vers la démocratie, revisitant à l’occasion deux tentatives dans la bonne direction : l’approche de l’ABAKO en 1960 et celle de l’UDPS lors de sa création dans les années 80. Les deux approches ont soulevé une levée des boucliers dans la mesure où elles s’appuient sur le réel, nos différentes identités communautaires, pour construire l’unité du pays et gérer celui-ci de manière à ce qu’aucune communauté ne se sente exclue. Des commentateurs voient dans cette stratégie un levier des forces centrifuges voire une menace à l’existence même de la nation. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce commentaire se situe dans la droite ligne de la pensée coloniale qui avait pour ambition de créer un type nouveau d’homme en Afrique, en phase avec la modernité. A cet égard, les identités communautaires africaines (tribus, ethnies et régions) ont été ignorées par les différentes constitutions au nom de l’unité nationale et du développement. Non seulement elles ont survécu, mais en plus, elles sont instrumentalisées quand nécessaire et prospèrent en temps d’incertitudes. Les particularismes ethnolinguistiques ou géographiques bénéficient-ils d’un procès équitable quand ils sont méprisés par la politique officielle ? S’opposent-ils forcement à la cohésion nationale, au développement et à la modernité ? Est-il possible de conjurer leurs effets pervers dans la gestion de la res publica ?
Nous répondrons à ces questions en trois étapes. D’abord nous mettrons en lumière ce qui se cache derrière le mot tribu, ethnie ou région. Ensuite, nous remonterons à l’origine de son rejet dans les discours politiquement corrects. Enfin, nous verrons si la cohabitation est possible entre le tribalisme et le nationalisme. Le cas échéant, nous examinerons comment célébrer un mariage entre les deux… pour le meilleur.
Définition du tribalisme
« Le tribalisme est un comportement, une attitude positive ou négative qui crée, dans un milieu social donné, un réseau d’attractions et de répulsions entre les membres de deux ou plusieurs groupes composant ce milieu social. Les membres de chacun de ces groupes se disent liés par le sang, mais ils le sont beaucoup plus par l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes par rapport aux autres » (Sylla, L., Tribalisme et Parti unique en Afrique noire, Abidjan, Université Nationale de la Côte d’Ivoire, 1977). Eclairé sous cette lumière, le tribalisme n’est pas un artifice quelconque. C’est « un sentiment naturel et irrépressible. Il est lié à la personnalité, à la véritable identité de l’Africain » (Oyowe, A., ‘‘Construire la démocratie sur le tribalisme’’, in Le Courrier, n° 128, 1991). Ou de l’homme tout court. Il « participe de la même essence que ces phénomènes, longtemps regardés avec admiration et respect, qu’on nomme patriotisme ou nationalisme. Entre le tribalisme, le patriotisme et le nationalisme, il y a une différence de degré (ou d’interprétation), mais pas de nature » (Sylla, L., op. cit).
Quand des individus de même tribu, patrie ou nation se retrouvent en dehors de leur milieu d’origine, il y va de la nature de l’homme que se tisse entre eux un réseau d’attractions. Ne dit-on pas : « Qui se ressemblent s’assemblent » ? Et quand ils sont confrontés à d’autres êtres humains, il va également de soi que se crée entre les uns et les autres des sentiments de rejet ou de répulsion, l’inconnu étant toujours enveloppé de mystère. Il s’agit là d’un phénomène universel et non propre aux sociétés africaines.
L’origine du mépris du tribalisme
Si le tribalisme se confond dans l’esprit des élites africaines avec sa forme pathologique, à savoir les répulsions et la violence qu’il engendre, c’est dû à la longue et douloureuse parenthèse de notre histoire, du XVè au XIXè siècle. Une parenthèse qui a amorcé et consommé la rupture de l’Afrique avec elle-même. En effet, « avec la traite des Noirs, la chasse à l’homme devint la règle, ou plus exactement l’absence de règles, c’est-à-dire l’anarchie » (Sylla, L., op. cit). « Pendant quatre siècles, l’Afrique ne connaîtra pas la paix, car pour avoir des esclaves on pillait et on détruisait les villages, ensuite on emmenait les captifs vers les ports où attendaient les bateaux des Européens » (Mendes, J., La révolution en Afrique. Problèmes et Perspectives, Paris, 1970). « Au lieu de l’activité productrice, l’occupation la plus lucrative devint la guerre, avec son cortège de destructions humaines et matérielles [...] C’est alors que l’insécurité permanente, les guerres et les razzias incessantes, génératrices de misère et de famine, devinrent des traits caractéristiques de l’Afrique noire, mais seulement alors » (Suret-Canale, J., L’Afrique noire : géographie, civilisations, histoire, Paris, Ed. Sociales, 1968).
Après avoir joué aux pyromanes, dressant les tribus les unes contre les autres, les envahisseurs européens se découvrirent une vocation de ‘‘civilisateurs’’. Pour mener à bien leur nouvelle mission, ils ont puisé, dans les incendies qu’ils avaient allumés pendant quatre siècles, des arguments pour démontrer non pas leur barbarie, mais celle des Africains. La longue anarchie que la traite avait engendrée sera combinée à la propagande coloniale. Celle-ci « avait masqué l’importance de l’ethnicité en tant que norme du comportement politique. De plus, des générations d’administrateurs et d’anthropologues avaient créé le stéréotype du Noir citadin, évolué et détribalisé. Il était entendu que ce nouvel Africain était totalement européanisé et coupé de son peuple » (Young, C., Introduction à la politique congolaise, Bruxelles, CRISP, 1968). Cette mystification a fait rimer tribalisme avec passéisme, barbarie, anarchie et chaos. Colonisées jusqu’à la moelle des os, les élites africaines continuent à considérer cette affabulation comme une parole d’évangile. Telle est l’origine du regard négatif que les Africains portent sur leurs identités communautaires, de la tribu à la région en passant par l’ethnie.
De la fidélité divisée du citoyen
Le tribalisme, l’ethnisme et le régionalisme ont toujours été brandis comme un épouvantail par les élites africaines, qui les accusent de faire de l’ombre au sentiment national ou d’empêcher l’éclosion de la conscience nationale. Aussi cherche-t-on à étouffer la conscience tribale, ethnique ou régionale non pas à travers des actes concrets, mais par des discours fleuves sur l’amour patriotique. Le problème qui se pose ici est celui de la fidélité divisée ou de la loyauté du citoyen vis-à-vis de son foyer culturel et de son pays territorial. Comme il arrive que la conscience communautaire pousse des mandataires de l’Etat à poser des actes discriminatoires en faveur des membres de leurs tribus, ethnies ou régions respectives, les Africains s’imaginent que le meilleur moyen de lutter contre ce travers est de renforcer la conscience nationale et de museler la conscience communautaire. Solution ou illusion?
La réalité traduite par les termes tribalisme, ethnicisme, régionalisme, communautarisme ou géopolitique n’est pas propre à l’Afrique. « Les idéologies d’autochtonie, les mouvements séparatistes, la recherche et l’affirmation d’identités collectives autres que celles liées à l’Etat-nation, bref les particularismes d’inspiration culturelle ou politique se retrouvent, avec une intensité variable, dans bien des régions et des Etats, de l’Amérique anglo-saxonne à la Chine et à l’Indochine, de la Russie soviétique à l’Amérique latine, du Proche-Orient à l’Europe. Et il n’est pas rare qu’ils y explosent de temps à autre en violentes révoltes » (Amselle, J-L. & M’bokolo, E., Au cœur de l’ethnie. Tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte, 1985). Si ce phénomène déchire davantage l’Afrique que les autres coins de la planète, c’est parce que les élites africaines le vivent comme une maladie honteuse que de bruyants discours sur l’unité nationale doivent à tout prix dissimuler. Pourtant, partout au monde, ce qui installe la paix et la concorde entre citoyens, et garantit le dénominateur commun sans lequel l’idée même de société serait impossible, c’est-à-dire l’intérêt général, ce n’est pas le nationalisme ou l’amour de la patrie. C’est plutôt le pacte primordial sur lequel repose philosophiquement toute communauté humaine. En d’autres termes, l’existence de la loi et des mécanismes mis en place de manière à ce que personne ne soit au-dessus d’elle.
Modèle de cohabitation pacifique entre tribalisme et nationalisme
Le tribalisme peut cohabiter pacifiquement avec le nationalisme. Et la musique congolaise est le parfait exemple d’une telle cohabitation. Il existe deux types de musique au Congo : la musique traditionnelle, avec ses différentes expressions, et la musique moderne. Les deux types de musique ne sont pas figés. Loin de là. La musique traditionnelle trouve quelquefois son inspiration dans la musique moderne, et celle-ci puise abondamment dans celle-là. Déjà entre 1950 et 1960, quand la musique moderne, née dans les années 30, « se libère peu à peu des pesanteurs latino-américaines pour laisser libre cours à l’âme congolaise » (Manda, T., Terre de la chanson : la musique zaïroise hier et aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1996), « le répertoire de cette période comporte des essences culturelles de nos principales régions exprimées au travers des chansons des Bukasa, Grand Kallé (d’origine luba), Franco, Madiata (Bas-Zaïre), Wendo, Izeidi (Bandundu), Franck Lassan (Maniema), Jean-Bosco Mwenda, Lost Abelo (Katanga), Lucie Eyenga, Ebengo, Dewayon, Longomba (Equateur), etc. » (Manda, T., op.cit).
L’apport de la tribalité, de l’ethnicité ou de la régionalité dans la modernité reste d’actualité. Les danses et rythmes des Bakongo contribuent à la gloire de Nyoka Longo et de son orchestre Zaïko Langa-Langa. La flamboyante et sensuelle Tshala Mwana a bâti toute sa carrière sur le folklore des Luba-Kasaïens et leur célèbre danse ‘‘Mutuashi’’. Une richesse culturelle dans laquelle se ressourçaient constamment l’orchestre Empire Bakuba et sa vedette principale, Pépé Kallé. Papa Wemba a sorti la musique des Batetela du ghetto ethnique, au Sankuru dans le Kasaï Oriental, et leur danse ‘‘Nyeka-nyeka’’ est devenue un patrimoine national, exécutée avec autant d’aisance par tous les Congolais. Boketshu Ier et son orchestre Swede-Swede se sont révélés au public national à travers la musique des Mongo, dans la province de l’Equateur. Tabu Ley et Emeneya Kester doivent une bonne partie de leur succès au patrimoine musical des Bayansi, dans la province de Bandundu. Les mélodies et danses des tribus du Katanga ont obtenu leurs lettres de noblesse à travers le plus prestigieux groupe régional d’animation. Ces groupes rendaient hommage au président Mobutu lors de ses périples à l’intérieur du pays, là où le complexe du colonisé aurait voulu qu’on se satisfasse des majorettes qui, hélas, sont de retour avec la « démocratisation ». Les Bambala dans le Bandundu, qui ont bénéficié de l’apport d’un des pionniers de la musique moderne en la personne de Baudouin Mavula, ont sans doute le mieux réussi à populariser leur musique à Kinshasa, avec les danseurs-charmeurs de boa qui s’exhibaient sur les marchés de la capitale. Aussi leurs éléments culturels (langue, chansons, rythmes et danses) sont-ils exploités par une myriade de stars de la musique moderne, à l’instar des fondateurs de l’orchestre Wenge Musica qui furent propulsés au devant de la scène nationale par l’adaptation d’une chanson populaire des Bambala des années 60 : Mulolo (Le youyou).
Tel un fleuve qui s’enrichit de l’apport de ses différents affluents, grands et petits, la musique congolaise moderne et le nationalisme congolais ont intérêt à reconnaitre et à s’agenouiller respectivement devant les musiques tribales et le tribalisme qui ne peuvent que les enrichir. Sur le plan politique, on notera que les effets pervers du tribalisme sont de même nature que ceux du nationalisme, sentiment ou idéologie que les élites congolaises ont toujours idéalisée dans leurs discours. Les Européens, qui ont appris à leurs dépends jusqu’où l’homme pouvait descendre dans la barbarie au nom du nationalisme, ont joué sur le droit international pour conjurer ses effets meurtriers. C’est dire que c’est la loi et la loi seule peut mettre les Africains à l’abri des discriminations basées sur l’identitaire.
Conclusion
Dans le procès que dirigeants et intellectuels africains font au tribalisme et au régionalisme, il y a confusion entre ces deux termes et le favoritisme. Ce ne sont pas les sentiments d’appartenance à une tribu, ethnie ou région qui menacent la paix civile en Afrique. C’est plutôt le favoritisme qui, en monopolisant le pouvoir national entre des membres d’une parentèle isolée, crée les conditions favorables à la frustration, à l’agitation et à la violence. La nuance est de taille. La relation que le tribalisme doit entretenir avec le nationalisme est de même nature que celle entre la musique traditionnelle, dans ses différentes expressions, et notre musique moderne. L’une n’exclue pas l’autre. Au contraire. Elles cohabitent pacifiquement dans un intérêt mutuel et surtout dans l’intérêt de la musique moderne qui puise abondamment dans la musique traditionnelle.
Trouver un équilibre entre la fidélité divisée du citoyen vis-à-vis de son groupe culturel fondamental (tribu, ethnie ou région) et vis-à-vis de son Etat, tel est le défi capital auquel doit faire face tout Etat plurinational, en cherchant à réconcilier, en ce qui concerne les Etats africains, l’univers de nos ancêtres (nos sensibilités ethnico-régionales majeures) et celui de notre contemporanéité (l’Etat postcolonial). A travers leur agitation dans le domaine politique, les tribus, les ethnies et les régions adressent un et un seul message aux élites intellectuelles et politiques, à savoir qu’elles existent et qu’elles tiennent à leur représentativité réelle au sommet des Etats. Reste à inventer des formules institutionnelles susceptibles de décoder ce massage de l’Afrique profonde.
AUthor:Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Source:Congoindépendant 2003-2010, du 30 Octobre 2010
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