Le 10 janvier dernier, les juges Trévidic et Poux ont communiqué aux parties un rapport d'expertise sur la destruction en vol, le 6 avril 1994, de l'avion présidentiel rwandais, événement déclencheur du génocide. Il ne s'agit pas d'un rapport des juges, mais d'un important élément versé au dossier d'instruction qui contient de très nombreuses autres informations.
Il n'est pas étonnant que les avocats des personnes mises en examen, sept officiers de l'armée rwandaise, aient relevé, lors d'une conférence de presse, les éléments du rapport qui semblent favorables à leurs clients, qu'ils en aient donné une lecture sélective et qu'ils aient affirmé que “la vérité a gagné”. Il est normal également que le gouvernement rwandais ait accueilli le rapport avec satisfaction et affirmé que cette “vérité scientifique” met un terme aux accusations portées contre lui.
Ce qui est nettement moins normal est la façon dont la presse et certains autres commentateurs ont immédiatement tiré des conclusions péremptoires et définitives, alors qu'ils n'avaient pas lu le rapport, couvert par le secret de l'instruction, et qu'ils ne pouvaient se baser que sur ce que les avocats des mis en examen en aient dit et, peut-être, sur leur propre intime conviction. Ils font ainsi dire au rapport ce qu'il ne dit pas, en l'occurrence que l'attentat a été commis par les FAR de Habyarimana. Des propos parfois très durs et définitifs ont été tenus. Ceux qui ont osé suggérer que le FPR pourrait être derrière l'attentat sont accusés de négationnisme et ceux qui n'adhèrent pas à ce qui semble être soudainement devenu politiquement correct sont violemment pris à partie, voire même intimidés. Ainsi, les avocats des mis en examen annoncent qu'ils vont porter plainte pour "tentative d'escroquerie au jugement en bande organisée". Certaines de ces affirmations pourraient bien avoir pour but d'orienter la suite de l'instruction, puisque, maintenant que "la vérité est connue", il serait plus difficile pour les juges de conclure à une autre vérité.
Ayant fait des recherches sur cette affaire, j'ai été fort sollicité par les médias qui souhaitaient entendre mes commentaires. J'ai systématiquement refusé de me prononcer, puisque je ne pouvais commenter un rapport que je n'avais pas lu. Maintenant que le rapport d'expertise est disponible grâce à une fuite dont j'ignore l'origine, une analyse peut être proposée. Elle débouche sur des conclusions bien moins tranchées que celles qu'on a pu entendre ces dernières semaines.
Le rapport d'expertise tente de donner des réponses à deux questions principalement : l'endroit d'où les missiles ont été tirés et le type des missiles utilisés. Deux données techniques autorisent les experts à désigner les endroits de tir les plus probables: d'une part, le point d'impact du missile qui a touché l'avion, d'autre part des données acoustiques sur le bruit du souffle de départ des missiles que des témoins ont entendu. Notons que l'expert acousticien ne s'est pas rendu sur les lieux, mais a effectué une simulation sur un terrain militaire en France. Quant à l'endroit où l'avion a été touché, les experts se basent sur une approche normale, alors que l'avion aurait pu être dévié de sa trajectoire par le premier missile ou que le pilote aurait pu effectuer une manœuvre d'évitement, possibilité d'ailleurs signalée dans le rapport. Sur cette double base technique, l'expertise privilégie deux endroits à l'intérieur du domaine militaire de Kanombe, le cimetière et une position en bas du cimetière, tout en notant que la zone Masaka se situe dans le prolongement des endroits retenus.
Les experts estiment également que la position de Masaka est la meilleure de celles étudiées et que celles retenues offrent une probabilité d'atteinte de l'avion moins élevée, mais qu'elle était suffisante pour que, sur les deux missiles tirés, l'un d'eux puisse toucher l'avion. Plusieurs points doivent être notés à ce sujet. D'abord, contrairement à ce qu'ont affirmé de nombreux commentateurs, ces endroits ne se trouvent pas à l'intérieur du camp militaire de Kanombe (ce qui en toute probabilité désignerait les FAR), mais à la lisière d'un vaste domaine militaire d'une centaine d'hectares. Ce domaine n'était ni clôturé ni gardé. Les experts estiment en outre que le périmètre de lancement pourrait s'étendre vers l'Est ou le Sud, de l'ordre d'une centaine de mètres voire plus, ce qui situerait l'endroit de tir en dehors du domaine militaire.
Ensuite, deux importants témoins cités dans le rapport ont vu les traînées des missiles à travers la baie vitrée à l'arrière de la maison qui est située à la limite du domaine et qui est orientée vers la vallée de Masaka. Dans une déposition faite devant l'auditorat militaire belge le 13 avril 1994, une semaine après les faits, le colonel médecin Daubresse déclare qu'il a vu "regardant en direction de l'est (c'est-à-dire les environs de Masaka), monter de la droite vers la gauche, un projectile propulsé par une flamme rouge-orange" à une distance maximale de cinq km et une distance minimale de un km (les deux endroits retenus par les experts se situent à 116 et 203 mètres respectivement de la maison). Cette observation est confirmée le même jour par son collègue le colonel médecin Pasuch. Ces deux témoins ne situent donc pas le départ des missiles à l'intérieur du domaine militaire, mais dans la direction de la vallée de Masaka.
Enfin, puisque le lieu dit "La Ferme" dans la vallée à côté de Masaka a été cité comme lieu de départ des missiles, il est étonnant qu'aucun témoin de Masaka n'ait été entendu par les experts ni dès lors que leurs déclarations aient été vérifiées du point de vue acoustique. Or en octobre 1994 des témoins de Masaka m'ont dit avoir vu les missiles partir des environs de "La Ferme", et cela à un moment où ni eux ni moi ne nous rendions compte de l'enjeu que constitue l'endroit de départ des tirs. On constate donc que l'expertise technique ne correspond pas forcément aux observations de témoins oculaires, et il appartiendra à l'instruction d'évaluer la force probante de ces données contradictoires.
Quant aux missiles utilisés, le rapport d'expertise conclut, par un processus d'élimination, à la probabilité qu'il s'est agi de SA16 d'origine soviétique. Les experts soulignent que leur conclusion n'est pas influencée par la découverte, près de "La Ferme" quelques semaines après l'attentat, de deux tubes de lancement de missiles SA16. Les experts notent que 50 à 60 heures de formation sont nécessaires pour pouvoir se servir de ces armes et qu'un novice ne peut pas mettre en œuvre un tel système. Or les anciennes FAR ne possédaient pas de missiles sol-air (elles avaient en vain tenté d'en acquérir), alors que le FPR s'en était servi pendant la guerre. Le juge Bruguière avait déjà établi que les missiles dont les lanceurs ont été trouvés près de "La Ferme" avaient été vendus par l'Union soviétique à l'Ouganda. Mes sources haut placées dans l'armée ougandaise affirment qu'ils faisaient partie d'un lot plus tard cédé au FPR.
Ces quelques constats montrent simplement que ceux qui ont affirmé qu'avec le rapport d'expertise, "la vérité est connue" aiment les histoires simples. Même si je pense toujours que les faisceaux d'indications désignent plutôt le FPR que les FAR comme auteur de l'attentat, je ne prétends pas connaître la vérité. Ce sera aux juges Trévidic et Poux de décider, à l'issue de leur instruction, sur base de tous les éléments du dossier et –surtout? en toute indépendance, si oui ou non il sera nécessaire de transmettre le dossier pour poursuites éventuelles. Puisque le gouvernement rwandais a salué le sérieux des deux juges, il faut espérer que leur décision mettra fin à une controverse vieille de près de 18 ans.
Author: Filip Reyntjens, professeur à l'Université d'Anvers et auteur de Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l'histoire (Paris, L'Harmattan, 1995)
Source: LEMONDE.FR | 31.01.12 | 09h19 • Mis à jour le 31.01.12 | 09h19
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