Le rapport des juges Trévidic et Poux sur l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président rwandais Habyarimana, qui a été l'élément déclencheur du génocide des Tutsis, est formel : contrairement à ce qu'avait affirmé le juge
Bruguière, ce ne sont pas les Tutsis du Front patriotique rwandais (FPR) qui en sont les auteurs.
Dès lors, la question se pose : qui sont les responsables de l'attentat ?
Si le rapport n'en apporte pas la preuve matérielle, il désigne implacablement les extrémistes du "Hutu Power". Ceux-là même qui, quelques heures à peine après l'attentat, érigèrent des barrages dans Kigali et distribuèrent des listes préétablies de Tutsis à éliminer comme des "Inyenzi"("cafards"), mettant ainsi
en application le plan génocidaire. Ceux-là même qui, au sein de la garde présidentielle, des forces armées et de la gendarmerie rwandaises, qui furent les fers de lance du génocide, reçurent formation et soutien de la part de militaires, gendarmes, coopérants et mercenaires français, sur ordres des plus hautes autorités de l'Etat.
Les discours négationnistes relayés, notamment en France, par des
responsables politiques, hauts fonctionnaires, pseudo-historiens ou enquêteurs autoproclamés, s'écroulent.
L'écrire confine au ridicule mais le négationnisme, dans ce cas comme dans les autres, n'en est pas dépourvu : non, les Tutsis ne sont pas responsables du génocide qui a vu massacrer 800 000 des leurs. Non seulement parce qu'un attentat ne fait pas un génocide, mais également parce que les responsables de cet attentat ne sont pas Tutsis.
Pour faire admettre cette évidence pour ce qu'elle est, il aura fallu
déconstruire, consciencieusement, pièce après pièce, un dossier Bruguière dont le manque de fiabilité des témoins-clés, qui sont revenus sur leurs déclarations, l'inexistence d'éléments matériels, Bruguière ne s'étant jamais rendu au Rwanda, et la fausseté des conclusions, en font plus un document de propagande qu'un rapport digne de la justice française.
Pourquoi donc Bruguière a-t-il élaboré ce rapport avant de mettre en examen plusieurs proches de Kagamé et de provoquer ainsi une rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda entre 2006 et 2010 ? S'il est difficile d'apporter des réponses définitives à cette question sans confondre conjectures et certitudes, il est par contre aisé de décrire les conséquences qu'a entraînées le rapport Bruguière.
Tout d'abord, il a renforcé les discours négationnistes, en permettant à de nombreux responsables politiques ou intellectuels de diffuser les thèses négationnistes de la responsabilité des Tutsis dans leur propre génocide, du "double génocide" ou encore de "l'autogénocide" du peuple rwandais contre lui-même dans une supposée explosion de violence tribale. Pierre Péan a ainsi
soutenu la thèse du double génocide en partant de la supposée culpabilité de Kagamé, alors chef du FPR, dans l'attentat du 6 avril, qu'il affirmait avoir prouvée après une "enquête" tout aussi inconsistante que celle de son ami Bruguière.
Ensuite, il a apporté des protections à certains hommes politiques et très hauts fonctionnaires français qui portent une lourde responsabilité dans la préparation et la perpétration du génocide. En effet, certains ont, dans les années précédant 1994, soutenu les extrémistes hutus qui étaient en train de préparer le génocide. Certains ont, pendant que le génocide se déroulait, apporté un soutien sans faille au gouvernement génocidaire formé à l'ambassade de France, sous l'égide de l'ambassadeur Marlaud, le soir même du lancement du génocide.
Il a également permis de soustraire l'ancien gendarme de l'Elysée, le
capitaine Paul Barril, à la mission d'information parlementaire de 1998.
Pourtant, les éléments de réponse qu'il peut apporter à certaines questions devraient être particulièrement intéressants. A la veille du 6 avril 1994, il est vu à Kigali, où il confie être présent le 7. Où était-il le 6 au soir, au moment de l'attentat ? Le rapport Trévidic et Poux indique que les Forces armées rwandaises, dont le camp est selon toute vraisemblance le lieu de départ du missile qui a abattu le Falcon 50 de Habyarimana, n'avaient pas la formation
militaire suffisante pour tirer le missile. Qui a tiré ? S'il faut bien
évidemment le prouver, de lourds soupçons se portent naturellement vers les hommes de celui qui fut, pendant le génocide, un des vecteurs du soutien de l'Elysée au gouvernement génocidaire à qui il a fourni armes, propagande, comme
dans la rocambolesque affaire de la vraie-fausse boîte noire, et mercenaires.
Il a enfin protégé de nombreux génocidaires, souvent exfiltrés en France grâce à l'armée ou à l'Eglise, qui ont pu jouir d'une impunité totale jusqu'à il y a quelque deux années.
Plus de dix sept années après le génocide, le rapport des juges Trévidic et Poux est donc salvateur, car, malgré toutes les tentatives de diversion, il fait progresser la vérité historique et la justice. Comme le disait Elie Wiesel en 1987 lors de sa déposition au procès de Klaus Barbie : "Le tueur tue deux fois,
la première en tuant, et la seconde en essayant d'effacer les traces de son meurtre (…). La seconde ne serait pas de sa faute, mais de la nôtre." C'est cette recherche de la vérité qui permet de faire reculer le négationnisme, donc d'honorer la mémoire des morts, d'apaiser les souffrances des rescapés et de
leurs descendants, et d'apporter un supplément de lucidité et de repères moraux aux générations actuelles et futures.
Benjamin Abtan est co-auteur de "Rwanda. Pour un dialogue des mémoires"
(Albin Michel).
Source: Le Monde du 18 Janvier 2012
Bruguière, ce ne sont pas les Tutsis du Front patriotique rwandais (FPR) qui en sont les auteurs.
Dès lors, la question se pose : qui sont les responsables de l'attentat ?
Si le rapport n'en apporte pas la preuve matérielle, il désigne implacablement les extrémistes du "Hutu Power". Ceux-là même qui, quelques heures à peine après l'attentat, érigèrent des barrages dans Kigali et distribuèrent des listes préétablies de Tutsis à éliminer comme des "Inyenzi"("cafards"), mettant ainsi
en application le plan génocidaire. Ceux-là même qui, au sein de la garde présidentielle, des forces armées et de la gendarmerie rwandaises, qui furent les fers de lance du génocide, reçurent formation et soutien de la part de militaires, gendarmes, coopérants et mercenaires français, sur ordres des plus hautes autorités de l'Etat.
Les discours négationnistes relayés, notamment en France, par des
responsables politiques, hauts fonctionnaires, pseudo-historiens ou enquêteurs autoproclamés, s'écroulent.
L'écrire confine au ridicule mais le négationnisme, dans ce cas comme dans les autres, n'en est pas dépourvu : non, les Tutsis ne sont pas responsables du génocide qui a vu massacrer 800 000 des leurs. Non seulement parce qu'un attentat ne fait pas un génocide, mais également parce que les responsables de cet attentat ne sont pas Tutsis.
Pour faire admettre cette évidence pour ce qu'elle est, il aura fallu
déconstruire, consciencieusement, pièce après pièce, un dossier Bruguière dont le manque de fiabilité des témoins-clés, qui sont revenus sur leurs déclarations, l'inexistence d'éléments matériels, Bruguière ne s'étant jamais rendu au Rwanda, et la fausseté des conclusions, en font plus un document de propagande qu'un rapport digne de la justice française.
Pourquoi donc Bruguière a-t-il élaboré ce rapport avant de mettre en examen plusieurs proches de Kagamé et de provoquer ainsi une rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda entre 2006 et 2010 ? S'il est difficile d'apporter des réponses définitives à cette question sans confondre conjectures et certitudes, il est par contre aisé de décrire les conséquences qu'a entraînées le rapport Bruguière.
Tout d'abord, il a renforcé les discours négationnistes, en permettant à de nombreux responsables politiques ou intellectuels de diffuser les thèses négationnistes de la responsabilité des Tutsis dans leur propre génocide, du "double génocide" ou encore de "l'autogénocide" du peuple rwandais contre lui-même dans une supposée explosion de violence tribale. Pierre Péan a ainsi
soutenu la thèse du double génocide en partant de la supposée culpabilité de Kagamé, alors chef du FPR, dans l'attentat du 6 avril, qu'il affirmait avoir prouvée après une "enquête" tout aussi inconsistante que celle de son ami Bruguière.
Ensuite, il a apporté des protections à certains hommes politiques et très hauts fonctionnaires français qui portent une lourde responsabilité dans la préparation et la perpétration du génocide. En effet, certains ont, dans les années précédant 1994, soutenu les extrémistes hutus qui étaient en train de préparer le génocide. Certains ont, pendant que le génocide se déroulait, apporté un soutien sans faille au gouvernement génocidaire formé à l'ambassade de France, sous l'égide de l'ambassadeur Marlaud, le soir même du lancement du génocide.
Il a également permis de soustraire l'ancien gendarme de l'Elysée, le
capitaine Paul Barril, à la mission d'information parlementaire de 1998.
Pourtant, les éléments de réponse qu'il peut apporter à certaines questions devraient être particulièrement intéressants. A la veille du 6 avril 1994, il est vu à Kigali, où il confie être présent le 7. Où était-il le 6 au soir, au moment de l'attentat ? Le rapport Trévidic et Poux indique que les Forces armées rwandaises, dont le camp est selon toute vraisemblance le lieu de départ du missile qui a abattu le Falcon 50 de Habyarimana, n'avaient pas la formation
militaire suffisante pour tirer le missile. Qui a tiré ? S'il faut bien
évidemment le prouver, de lourds soupçons se portent naturellement vers les hommes de celui qui fut, pendant le génocide, un des vecteurs du soutien de l'Elysée au gouvernement génocidaire à qui il a fourni armes, propagande, comme
dans la rocambolesque affaire de la vraie-fausse boîte noire, et mercenaires.
Il a enfin protégé de nombreux génocidaires, souvent exfiltrés en France grâce à l'armée ou à l'Eglise, qui ont pu jouir d'une impunité totale jusqu'à il y a quelque deux années.
Plus de dix sept années après le génocide, le rapport des juges Trévidic et Poux est donc salvateur, car, malgré toutes les tentatives de diversion, il fait progresser la vérité historique et la justice. Comme le disait Elie Wiesel en 1987 lors de sa déposition au procès de Klaus Barbie : "Le tueur tue deux fois,
la première en tuant, et la seconde en essayant d'effacer les traces de son meurtre (…). La seconde ne serait pas de sa faute, mais de la nôtre." C'est cette recherche de la vérité qui permet de faire reculer le négationnisme, donc d'honorer la mémoire des morts, d'apaiser les souffrances des rescapés et de
leurs descendants, et d'apporter un supplément de lucidité et de repères moraux aux générations actuelles et futures.
Benjamin Abtan est co-auteur de "Rwanda. Pour un dialogue des mémoires"
(Albin Michel).
Source: Le Monde du 18 Janvier 2012
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