Côte d’Ivoire, Libye, RD Congo, France, droits de l’homme, opposition… Le chef de l’État rwandais livre sa part de vérité à sa manière. Parfois lapidaire. Toujours directe. Entretien exclusif avec l’« Iron man » de Kigali.
Décidément, c’est une autre Afrique que celle-là. Une Afrique où il n’y a ni toits de chaume, ni sachets en plastique, ni mendiants, ni sandales aux pieds, où les cyclomotoristes portent le casque et le gilet fluo, où les rendez-vous s’honorent à l’heure, où les policiers n’exigent rien d’autre que vos papiers, où l’environnement est protégé comme un trésor national, où fumer est mal vu, où il n’y a ni décharges publiques ni trous béants dans l’asphalte, où l’on se promène en toute sécurité au cœur de la nuit, où l’on se couche tôt pour se lever tôt, où les journées au travail sont des journées de travail, où les délestages d’électricité sont aussi rares dans la capitale que les accidents de la circulation.Cette fourmilière austère de dix millions d’âmes qu’est le petit Rwanda a pour chef un homme au visage émacié, dont la vie quotidienne est réglée comme une horloge suisse et qui rêve d’en faire un Singapour africain : Paul Kagamé, 53 ans, réélu en août 2010 pour ce qui devrait être son dernier septennat.
Cet ami du couple Clinton, de Tony Blair et de Bill Gates, chouchou du Forum de Davos, fan de Twitter et de Facebook, parvenu au pouvoir il y a dix-sept ans, après que le Rwanda des mille collines est devenu celui des mille fosses communes, n’a jamais fait preuve de mansuétude envers ceux qui entravent sa marche forcée sur la voie du progrès.
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Envers les corrompus, mais aussi les opposants, promptement accusés de divisionnisme ethnique dans un pays où toute mention de l’appartenance aux communautés hutue ou tutsie est officiellement bannie, Paul Kagamé peut se montrer impitoyable. Résultat : des rapports d’ONG souvent très critiques quant au respect de la liberté d’expression et une impression d’unanimisme parfois pesante. Le régime, lui, met en avant d’autres acquis, évidemment incontestables. Un taux de croissance de 8 %, une autosuffisance alimentaire désormais assurée et une attractivité certaine pour les investisseurs. Aujourd’hui relié par des vols quotidiens vers l’Europe, Kigali connaît un impressionnant boom immobilier et ambitionne de devenir une ville de congrès. Après Serena, Hilton, Marriott et Radisson s’apprêtent à ouvrir des hôtels à la rentabilité quasi assurée depuis que le dernier rapport « Doing Business » de la Banque mondiale a classé le Rwanda à la cinquième place des pays du continent.
Si l’on ajoute à cela les étonnantes perspectives énergétiques ouvertes par l’exploitation du gaz méthane du lac Kivu et le rôle de hub technologique joué par le Rwanda dans le cadre de la Communauté de l’Afrique de l’Est, on comprend mieux pourquoi, du Gabon, du Togo, du Bénin, du Burundi, du Burkina ou d’ailleurs, les délégations d’officiels venus étudier le « modèle » rwandais se succèdent à Kigali. C’est dire aussi si l’on a parfois du mal à distinguer Paul Kagamé le chef de l’État du PDG de Rwanda Inc. Ce dernier ayant décrété que son pays serait désormais anglophone – une directive appliquée à la lettre –, l’entretien qui suit s’est déroulé en anglais, première langue étrangère du pays. Cela fait longtemps, il est vrai, que Paul Kagamé a renoncé à apprendre le français. « Faute de temps », dit-il. Mais aussi de motivation : « Le chinois me serait sans doute plus utile »…
Jeune Afrique : Vous avez, comme tout le monde ou presque, regardé à la télévision les images de l’arrestation du couple Gbagbo à Abidjan, le 11 avril. Que vous inspirent-elles ?
Paul Kagamé : Une sorte de tristesse quant à la façon dont on fait et conçoit la politique en Afrique. Ces images ont quelque chose de tragique, mais elles sont aussi largement artificielles. Elles tendent à démontrer que ce sont les forces d’Alassane Ouattara qui ont procédé à cette arrestation, mais plus je les regarde et plus je vois derrière l’ombre du metteur en scène étranger. Le fait que, cinquante ans après les indépendances, le destin du peuple ivoirien, mais aussi son économie, sa monnaie, sa vie politique, soient encore contrôlés par l’ancienne puissance coloniale pose problème. C’est cela que ces images montrent avant tout.
Si la France est intervenue en Côte d’Ivoire, n’est-ce pas aussi à cause de l’incapacité de l’Union africaine et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest [Cedeao] à résoudre la crise ?
Tout à fait. C’est la conséquence de notre propre échec collectif et individuel. Quand certains États africains créent eux-mêmes les conditions d’une ingérence extérieure dans leurs propres affaires, leur responsabilité est entière. Si votre faiblesse et votre mauvaise gouvernance vous exposent à être manipulé, il est inutile de vous plaindre.
Vous aviez de bons rapports avec l’ex-président Gbagbo. Il vous a rendu visite à Kigali à l’époque où vos relations avec la France étaient rompues. Éprouvez-vous de la compassion pour le sort qui est le sien ?
Vous faites erreur. Ceux qui viennent nous rendre visite ne sont pas automatiquement nos amis. Quand un chef d’État exprime le souhait de venir nous voir, il est le bienvenu. Mais mêler l’amitié à cela est ridicule. Les relations du Rwanda avec la Côte d’Ivoire ne sont pas réductibles à M. Gbagbo ou M. Ouattara. Ce sont des relations d’État à État, de peuple à peuple, d’intérêt à intérêt. Les considérations d’ordre sentimental n’ont rien à voir là-dedans.
Aux yeux de la communauté internationale, Alassane Ouattara est légitime, et Laurent Gbagbo ne l’est pas…
C’est un autre problème. D’une part, et nous le savons bien au Rwanda, la communauté internationale ne dit pas systématiquement le droit. De l’autre, toutes les élections ne débouchent pas sur des crises ouvertes. Enfin, je le répète, ce ne sont pas MM. Gbagbo ou Ouattara qui, dans le fond, m’importent. Le peuple ivoirien est-il maître de son destin ? Quelle est, en tant qu’Africains, notre part de responsabilité ? Quelle image d’elle-même l’Afrique donne-t-elle au reste du monde ? Pensons-nous que le spectacle d’une armée étrangère, même sous couverture onusienne, intervenant dans les rues d’une capitale africaine est une bonne chose ? Pourquoi nous, Africains, avons-nous laissé se créer ce type de situation ? Ayons le courage de nous regarder dans un miroir.
Pourtant, vous êtes l’un des très rares chefs d’État africains à avoir publiquement approuvé l’intervention occidentale en Libye. N’y a-t-il pas là une contradiction ?
Non. J’ai dit ce que je pensais devoir dire face à une situation tragique où des civils, des populations entières, étaient victimes d’une agression de masse. Que fallait-il faire à partir du moment où l’Afrique n’a ni les moyens ni l’influence nécessaires pour y mettre un terme ? Compter les points ? Certes, je n’ignore pas l’argument classique du deux poids, deux mesures : les Occidentaux et l’Otan interviennent là où ça les arrange et pas ailleurs. C’est sans doute exact. Mais cela étant dit, et même si cela relève du « double standard », tout vaut mieux que de rester les bras croisés face à des massacres.
Autre argument avancé par certains de vos pairs : ce qui se passe en Libye est une guerre civile, une affaire purement interne à laquelle les Américains, les Français et les Britanniques ne doivent pas se mêler.
Ce n’est pas mon opinion. Quand un pouvoir tue son propre peuple, cela nous concerne tous.
Kaddafi doit-il partir ?
Je crois que Kaddafi est au cœur du problème.
Donc, aucune solution ne sera possible tant qu’il sera au pouvoir…
Libre à vous d’interpréter ainsi mes propos.
La rapidité avec laquelle vous avez fait saisir les avoirs libyens au Rwanda a surpris. Étiez-vous obligé d’aller jusque-là ?
C’est une coïncidence que la crise actuelle n’a fait que cristalliser. Depuis des mois, nous demandions aux Libyens de respecter leurs engagements contractuels tant dans la téléphonie mobile que dans l’hôtellerie. Rwandatel était au bord de la faillite et Laico se dégradait à vue d’œil. Nous leur avions donné le choix : soit vous investissez, soit nous rachetons vos parts. Leur réponse : des promesses. De toutes les manières, nous en serions arrivés là.
Les interventions étrangères en Libye, mais aussi en Côte d’Ivoire, s’appuient sur un concept nouveau : la « responsabilité de protéger ». En résumé : les droits de l’homme sont universels. Chaque État se doit de les respecter. Si l’un d’entre eux ne le fait pas, c’est aux autres de s’en charger. Êtes-vous d’accord ?
Je ne peux qu’être d’accord avec le principe d’une responsabilité de la communauté internationale à l’égard des peuples de ce monde. Le génocide qu’a connu le Rwanda en 1994 est là pour le démontrer a contrario. Cette même communauté avait l’obligation morale d’intervenir et l’on sait qu’elle a failli à son devoir.
Ce sont les mêmes principes et la même doctrine qui fondent l’action de la Cour pénale internationale [CPI]. Et pourtant, vous la critiquez…
La raison en est simple : il y a le principe et l’application du principe. La mise en œuvre de la responsabilité de protéger doit s’appuyer sur une évaluation, une analyse et une connaissance correctes de la situation. Dans le cas contraire, cela s’apparente à de l’ingérence. C’est pour cela que les cas libyen et ivoirien sont à mes yeux différents. Quant à la CPI, je suis totalement pour la justice internationale en tant que principe, mais je suis contre la façon dont cette justice s’exerce et contre la manière dont la CPI opère, particulièrement en Afrique. Je me suis maintes fois expliqué à ce sujet.
Début avril, vous avez eu des mots très durs à l’encontre du ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, dont votre gouvernement avait critiqué la nomination. Les Rwandais, avez-vous dit, « ont été insultés par son attitude et ses prises de position » pendant et après le génocide. Depuis, Alain Juppé a fait parvenir un message apaisant à son homologue rwandaise. N’est-il pas temps de tourner la page ?
Je ne retire pas un mot de ce que j’ai dit, avant que ce message nous parvienne. S’il y a de sa part une approche différente du Rwanda et une évaluation nouvelle de la situation, nous examinerons cela. Pour le reste, sa nomination n’ôte rien aux efforts louables faits par le président Sarkozy depuis son arrivée au pouvoir dans le sens d’une amélioration des relations franco-rwandaises.
Alain Juppé serait-il le bienvenu au Rwanda ?
Pas à ma connaissance.
Qu’attendez-vous de lui au juste : des excuses ? Une repentance ?
Ce n’est pas à moi de me substituer à des individus qui font face à leurs responsabilités. Ce n’est pas mon affaire, c’est la sienne.
Lors de son passage à Kigali, en février 2010, Nicolas Sarkozy vous a invité à vous rendre en France. Comptez-vous y aller ?
C’est possible. Cela dépend encore des circonstances, du calendrier et de la formalisation de cette invitation.
Alain Juppé est-il un obstacle à cette visite ?
Non. La France ne se résume pas à Alain Juppé.
Avec votre voisin, le président congolais Joseph Kabila, c’est désormais la lune de miel…
N’exagérons rien. Les choses vont mieux entre nos deux pays, c’est vrai, dans la mesure où les problèmes qui nous séparaient sont désormais traités à la racine. Dans ce contexte, la bonne entente entre les deux chefs d’État est un plus incontestable. Bien sûr, la paix n’est pas encore revenue dans le Nord-Kivu, où les forces négatives continuent d’opérer et de recruter. Mais les progrès sont évidents.
Cela fait plus de deux ans que l’ancien chef rebelle congolais Laurent Nkunda est en résidence surveillée à Kigali. Pourquoi ne décidez-vous pas de le remettre aux autorités de son pays, ou tout simplement de le libérer ?
C’est une affaire beaucoup plus complexe que cela sur les plans politique, diplomatique, judiciaire, humain, et qui ne se réduit pas à cette alternative. Nous en parlons, certes, avec les Congolais et nous essayons de trouver ensemble la meilleure solution. L’important est que cela n’obère pas nos bons rapports.
Vous avez été réélu en août 2010 avec 94 % des voix. Vous savez bien que ce n’est pas, de nos jours, un score politiquement correct…
Les 82 % de Jacques Chirac en 2002 étaient donc politiquement incorrects ! Auriez-vous préféré un 54 %-46 % comme en Côte d’Ivoire, suivi d’une quasi-guerre civile ? Soyons sérieux. Chaque pays a son contexte et ses spécificités : considérer le Rwanda comme la France, en oubliant le génocide de 1994 et son million de victimes, c’est une aberration. Nous pratiquons la démocratie en fonction de notre histoire, de notre environnement et de notre expérience, qui ne sont pas les mêmes qu’en Europe. Nous bâtissons un nouveau pays. N’attendez pas que, du jour au lendemain, nous atteignions une sorte d’idéal universel. Et puis, pourquoi comparerais-je la qualité et la sincérité d’expression de mon peuple à celles des autres ? Oui, au Rwanda, on vote avec un taux de participation de 96 % sans que personne n’oblige qui que ce soit à se rendre aux urnes et sans qu’il y ait besoin de falsifier les résultats. Ici, les gens votent pour la sécurité, le niveau de vie, la justice, la réconciliation, l’éducation. C’est-à-dire pour l’essentiel. Évidemment, dans le monde riche, là où l’abstention électorale est de plus en plus préoccupante, ces chiffres et ces motivations sont parfois considérés avec commisération, voire avec mépris. Mon Dieu, quelle ignorance !
Pour la plupart des observateurs, le niveau de développement démocratique du Rwanda est loin d’atteindre celui de son développement économique. N’y a-t-il pas une part de vérité dans ce jugement ?
Je ne le pense pas. Posez donc la question aux Rwandais, pas seulement dans les villes mais aussi dans le moindre village. Démocratie et développement en sont au même niveau et avancent dans la même et bonne direction. Bien sûr, dans le détail, cela dépend des critères, et l’on pourra toujours dire que l’une remplit 80 % de sa feuille de route et l’autre 90 %. Mais le rythme de progression est identique. Beaucoup de représentants d’ONG soi-disant indépendantes viennent ici et constatent nos succès dans les domaines économique, social et humain : il faudrait être aveugle pour ne pas les voir. Le problème est qu’elles ne le disent pas et semblent ne pas vouloir croire en ce qu’elles voient. Pourquoi ? Je l’ignore. J’en conclus que les progrès enregistrés par un pays comme le Rwanda ne font pas plaisir à tout le monde.
Ceux qui vous critiquent n’auraient-ils pas un problème avec vous, plutôt qu’avec le Rwanda ?
Je crois qu’ils ont un problème avec l’Histoire, avec le passé, avec le génocide, avec leur propre culpabilité, avec l’Afrique dans son ensemble. Je n’accepte pas, le gouvernement n’accepte pas, le peuple rwandais n’accepte pas que l’on décide à notre place. C’est le fond du problème.
Plusieurs ex-généraux de votre armée et des dissidents de votre propre parti ont fondé il y a peu le Rwanda National Congress, censé regrouper l’opposition en exil. Cela vous inquiète-t-il ?
Ces gens n’ont ni base, ni légitimité, ni avenir. Pour moi, cette initiative est tout simplement inexistante.
Pourtant, des attentats à la grenade ont eu lieu à Kigali et il n’y a jamais eu autant de policiers et de militaires dans les rues…
Oui, mais cela n’est pas contradictoire. L’absence de base et de légitimité populaire mène au terrorisme groupusculaire. Le fait que ces gens aient contracté des alliances avec des génocidaires patentés basés à l’extérieur parle de soi et montre en outre qui ils sont réellement : des nuisances. Combien, parmi les dix millions de Rwandais, s’identifient à eux ? Une fois de plus, ce qui m’étonne, c’est la facilité avec laquelle certains milieux occidentaux se laissent prendre au jeu de ces criminels déguisés en opposants démocrates.
L’ancien Premier ministre Faustin Twagiramungu, qui a lancé depuis Bruxelles la Rwanda Dream Initiative, estime que l’onde de choc des révolutions arabes peut atteindre Kigali. Qu’en pensez-vous ?
Les Rwandais font leur révolution chaque jour. Mais ils la font pour soutenir le processus en cours dans ce pays, non l’inverse.
Amnesty International et Human Rights Watch considèrent vos opposants Victoire Ingabire et Bernard Ntaganda, détenus depuis des mois, comme des prisonniers politiques. Votre opinion ?
Chacun son business. Le nôtre est de faire progresser le Rwanda sans se laisser prendre en otages par ce type de considération. Ingabire et Ntaganda ont enfreint la loi. Ils seront jugés de façon impartiale.
Votre actuel et dernier mandat s’achèvera en 2017. Le Rwanda pourra-t-il vivre sans vous ?
Le contraire serait un échec pour moi et pour nous tous. Vous savez, beaucoup de prophètes de malheur se sont penchés sur ce pays. On lui a annoncé un destin d’État failli, on a prédit que notre expérience allait s’effondrer au bout de deux ans, on a affirmé que le progrès c’était bon pour les villes mais que les campagnes resteraient dans la misère, on a juré que la face cachée de nos performances économiques ne pouvait être que l’oppression et la dictature. Sur tous ces points, nous leur avons donné tort. La dernière variante concerne l’après-Kagamé. Certains disent que ce sera le chaos, d’autres que je m’accrocherai au pouvoir. En réalité, vous le verrez bien, quitte à en être surpris : le leadership changera de mains, mais le chemin et la direction resteront les mêmes.
Author: François Soudan, Propos recueillis à Kigali
Source: Jeune Afrique, du 11/05/2011 à 10h:42
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