L’ombre de l’ombre…Richard Mugenzi, avant, pendant et après le génocide, n’a jamais tenté de se faire connaître. Caché il était, caché il voulait rester et c’est à cause d’une indiscrétion du juge Bruguière, qui a mentionné son nom après avoir rencontré ce témoin à Arusha, que, derrière le masque, l’identité de l’homme a soudain été révélée. Jean-François Dupaquier, qui le connaissait de réputation, s’est alors mis en contact avec ce témoin jusque là mystérieux et, au cours d’entretiens longs et minutieux, a balayé une face cachée du génocide rwandais, où le crime minutieusement préparé s’accompagna d’une soigneuse mise en condition psychologique, d’une longue phase d’intoxication de l’opinion parmi les civils mais aussi parmi les militaires.
Mugenzi est un homme ambivalent, aux identités multiples : Rwandais d’origine, il a passé son enfance et sa jeunesse au Zaïre, où son père travaillait dans les mines d’étain du Maniéma. Là bas, on ne souciait guère de l’ethnie, et si sa mère l’instruisait du sort réservé aux Tutsis dans le Rwanda indépendant et de l’histoire de leur famille, son père, Tutsi lui aussi, avait cependant été catalogué Hutu par l’administration rwandaise. C’est donc en Hutu, francophone et parlant aussi le swahili que Mugenzi revint au Rwanda et sans trop de peine il obtint un emploi de fonctionnaire à Gisenyi. Mais dès le début de la guerre d’octobre 1990, il ajouta une autre fonction à ce premier emploi d’inspecteur du travail car il avait suivi des cours d’opérateur radio.
Discret, efficace, ce technicien, sans se faire remarquer, réussit ainsi à être placé au cœur même du dispositif de défense du régime Habyarimana : à Gisenyi, le bastion des Hutus du Nord, il fut chargé d’intercepter les communications radio des « Inkontanyi » les soldats du Front patriotique rwandais, afin de permettre à ses chefs de suivre les déplacements et les projets des guerilleros. Mais il écoutait aussi les communications des grands commerçants, souvent des Tutsis, ce qui permettait de déceler les mouvements des troupes ou certaines opérations surprise.
Mugenzi, au service du colonel Anatole Nsengyumva, chef des services de renseignement rwandais, occupait ainsi une place de choix : il rencontrait les instructeurs français, qui l’aidèrent à parfaire sa formation, il était informé d’un grand nombre de secrets de la guerre. Mais il ne se contentait pas de relater les faits réels : à plusieurs reprises, il était chargé de diffuser de faux messages, qui lui étaient dictés et auxquels il devait donner de la vraisemblance, en les faisant ressembler à ses écoutes ordinaires. Ces messages étaient destinés à conforter le moral de l’armée rwandaise, à diffuser de fausses informations sur les menées du FPR, à propager des rumeurs et des intoxications. Autrement dit, cet homme se trouvait à l’un des postes avancés de la guerre psychologique et c’est lui qui, en 1994, répercuta le message des hommes du FPR, qui se targuèrent, en langage codé, d’avoir abattu l’avion du président Habyarimana.
Ce message, on le sait, fonda la conviction de nombreux Hutus, renforça leur désir d’en finir, une fois pour toutes, avec les Tutsis, les militaires mais aussi les civils, censés être leurs complices.
Il fallu des années pour que Mugenzi accepte, devant le Tribunal pénal international puis devant le micro du journaliste Jean-François Dupaquier, de dire sa vérité : le message codé, attribué au FPR, il ne l’avait pas écouté, capté sur les ondes, mais lu, sur base d’un texte manuscrit qui lui avait été remis par son supérieur direct, le colonel Anatole Nsengyumva. Autrement dit ce message était un faux, une manipulation, qui galvanisa les militaires rwandais et contribua au massacre de dizaines de milliers de Tutsis ! « La désinformation fait partie de l’espionnage » confesse aujourd’hui le maître espion « selon les militaires français qui m’ont expliqué tout ça, les soldats ne se battent pas bien s’ils connaissent la vérité de la guerre. » L’opérateur radio se chargeait donc de recopier sur les télégrammes d’interception les messages manuscrits que lui transmettait le colonel Nsenguyumva, et détruisait ensuite les brouillons…Les faux messages, y compris le plus fatal de tous, à propos de l’attentat contre l’avion, traçaient ensuite leur chemin dans la presse extrémiste ou sur les ondes de Radio Rwanda ou de la radio des Mille Collines.
Poussé dans ses retranchements par les questions de Dupaquier, le maître espion livre bien des secrets de cette guerre de l’ombre, il donne des précisions sur le rôle des conseillers militaires français mais, avec une grande honnêteté, il renâcle ou avoue son ignorance lorsque son interlocuteur veut le pousser trop loin, lui faire confirmer des faits qu’à l’époque il ignorait…
Ce livre témoignage est plus qu’un simple « questions réponse » car Dupaquier ne s’est pas privé, dans de très abondants signes de note, de compléter les informations de son interlocuteur, de recadrer ses propos, d’y ajouter sa propre connaissance, encyclopédique, des évènements du Rwanda. La forme s’en trouve quelque peu alourdie, mais la démonstration est probante : au Rwanda, de 1990 à 1994, c’est bien une guerre moderne qui a été menée, avec le soutien de l’armée française. Cette dernière ne s’est pas contentée de livrer des armes et de former militaires et miliciens, elle a également mis en œuvre l’un de ses talents les plus reconnus, la guerre psychologique, la désinformation. Ce combat là ne s’est pas terminé en juillet 1994.
Source: Carnet de Colette Braeckman, de Novembre 2010
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