Friday, September 2, 2011

LIBYE: Les pétroliers occidentaux à l'affût en Libye.

Total en Libye : le petit roque des pétroliers occidentaux (1/2). Comment profiter de la chute de Kadhafi, tout en s'accommodant du maintien de Bashar Al Assad en Syrie.

L'Occident est à court de découvertes de pétrole, au point qu'un analyste du magazine américain Forbes demande cette semaine si la production contrôlée par les compagnies de l'Ouest n'est pas en tout bonnement sur le point de chuter. Si cela advenait, ce ne serait guère une surprise. Dès 2005, l'économiste en chef de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) m'avait annoncé, pour Le Monde, un déclin de la production hors-Opep « peu après 2010 ».

Cela risque de surprendre encore moins les stratèges des compagnies pétrolières occidentales, celles que l'on a pris l'habitude d'appeler les 'majors', alors même que depuis les années 70 et l'émergence de l'Opep, elles ne contrôlent plus qu'à peine un septième des réserves de la planète. Malgré leurs capitaux fantastiques, qui les placent toujours aux tout premiers rangs des plus grandes firmes privées de la planète, les majors sont désormais des 'minors', du point de vue des réserves, face aux firmes publiques des grands pays exportateurs.

Plus le temps passera, plus la proportion des réserves de pétrole contrôlées par les pays exportateurs augmentera, tandis que la part des compagnies occidentales, elle, s'amenuisera, et cela « mécaniquement », répète Fatih Birol à l'AIE.

Mais ces jours-ci, ça sent la rebiffade.

Pour contrer la sape de sa position précaire au jeu d'échecs pétrolier mondial, le groupe français Total joue un petit roque en avançant une tour en Libye. Quant au géant américain Exxon, il vient de se risquer cette semaine dans une partie autrement plus ambitieuse et risquée : l'Arctique russe.

A suivre :
Exxon en Russie ― le grand roque des pétroliers occidentaux (2/2)
[Un roque, petit ou grand, est un mouvement simultanément défensif et offensif, qui consiste à exposer une tour en attaque pour mieux protéger son roi. Il ne peut être joué qu'une seule fois par partie.]



D'abord, il y a ce document révélé ce matin par Libération : une lettre adressée le 3 avril par le Conseil national de transition (CNT) libyen à l'émir du Qatar, évoquant la signature d'un accord « attribuant 35 % du total du pétrole brut aux Français en échange du soutien total et permanent à notre conseil ».

On n'en sait pas plus pour l'instant, pas même s'il s'agit de 35 % des futures concessions ou encore des exportations de la Libye.

Alain Juppé, tout en niant avoir connaissance d'un tel accord, a toutefois souligné ce matin sur RTL : « Le CNT a dit très officiellement que dans la reconstruction, il s'adresserait de manière préférentielle à ceux qui l'ont soutenu, ce qui me paraît assez logique et juste ». Le ministre des affaires étrangères français a ajouté : « On nous a dit que cette opération en Libye coûte cher, mais c'est aussi un investissement pour l'avenir. »

La Libye, qui recèle les plus vastes réserves d'Afrique, est déjà à elle seule la troisième source d'approvisionnement de la France, ex aequo avec la Mer du Nord (16 % du total en 2010), derrière les pays du Proche-Orient (17 %) et ceux de l'ex-URSS (32 %), selon l'Insee. La France importe plus de pétrole libyen (10,25 millions de tonnes en 2010) que de pétrole saoudien (6 millions de tonnes).

Le groupe français Total, tout comme les firmes pétrolières liées à la Grande-Bretagne, avait peu à perdre et beaucoup à gagner dans la guerre en Libye ; Paris et Londres ont été les plus impliqués dans l'offensive de l'Otan.

Avant le début du conflit, le groupe français Total était assez mal implanté en Libye, avec seulement deux champs fournissant une modeste production de 55 000 barils par jour (b/j) : très loin derrière l'italien Eni (244 000 b/j), les compagnies américaines (124 000 b/j), et même l'allemand BASF (100 000 b/j), d'après les chiffres du département de l'énergie américain pour 2010.

BP et Shell faisaient encore plus figure d'outsiders. Après une longue absence consécutive à l'attentat de Lockerbie en 1988, les deux groupes dominés par les intérêts britanniques étaient de retour en Libye depuis la fin des années 2000, et se contentaient jusqu'ici de faire de la prospection. Le groupe BP est soupçonné, lourdement, d'avoir obtenu de Tony Blair la libération de l'auteur l'attentat de Lockerbie, commandité par Kadhafi, en l'échange de son retour en Libye.

« The times, they are changing. » Londres a dépêché cette semaine une équipe à Tripoli pour négocier de nouveaux accords pétroliers, rapporte le Daily Telegraph. Un officiel britannique juge nécessaire de préciser : « Les compagnies pétrolières britanniques ont été des acteurs majeurs en Libye, et je suis sûr qu'elles voudront y retourner. » Sûr et certain, surtout après que BP s'est fait claquer sur les doigts la porte de l'Arctique russe (voir le post prochain).

Silvio Berlusconi, lui, est aujourd'hui certainement soulagé. Les hommes qui tiennent désormais Tripoli ne semblent pas lui garder rancune, malgré les longues tergiversations du président du conseil italien dans les premières semaines de la révolte libyenne, avant qu'il ne se décide à lâcher Kadhafi, son ancien ami très respecté. Encore heureux pour les Italiens, dont plus du quart de l'essence était extrait en Libye avant la guerre.

Le directeur de l'information d'Agoco, la compagnie pétrolière proche du CNT basée à Benghazi, a déclaré le 22 août à l'agence Reuters :

« Nous n'avons pas de problème avec les pays occidentaux comme les entreprises italiennes, françaises et britanniques. Mais nous pouvons avoir quelques problèmes politiques avec la Russie, la Chine et le Brésil [ces trois pays n'ont pas soutenu les sanctions contre le régime Kadhafi]. »

L'italien Eni est de retour depuis lundi en Libye. Sans doute Agoco ne pouvait-elle faire autrement que de renouer avec son partenaire industriel historique. Eni opère principalement sur des plateformes off shore et, comme l'a déclaré le ministre des affaires étrangères italien, « les installations ont été construites par des Italiens, par la [société de services pétroliers] Saipem, par conséquent il est clair qu'Eni jouera le premier rôle [en Libye] à l'avenir ».

A l'égard de la Syrie, l'attitude de Rome semble indiquer que les stratèges de la diplomatie industrielle italienne sont encore convaincus de la nécessité de rester prudents : les exportations de la Libye pourraient ne pas revenir à la normale avant des mois.

Cette semaine, le gouvernement italien bloque les efforts des autres pays membres de l'Union européenne, qui veulent imposer un embargo immédiat sur le pétrole syrien, relève le Financial Times. L'Italie plaide pour attendre jusqu'en novembre et la fin des contrats de fourniture de brut syrien en cours, avant de mettre en oeuvre les sanctions.

Les compagnies pétrolières européennes, Shell et Total en tête, poursuivent leurs activités comme si de rien n'était. Le pari est que le régime de Bashar Al Assad tiendra, analyse Reuters. Total continue à extraire le brut syrien, ce qui n'empêche pas le pdg du groupe, Christophe de Margerie, de se féliciter de ne plus livrer « le moindre baril » à Damas.

Un embargo pétrolier européen serait certainement efficace, puisque le vieux continent absorbe la quasi totalité des exportations syriennes.


Source: Le Monde, du 02/09/2011

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