Chronique. Le colonel Kadhafi, ivre de violence meurtrière, résiste encore à Tripoli. Son pouvoir ne s'exerce plus que par sa capacité à faire couler le sang de son peuple.
On a assisté au scénario de la fuite, avec Ben Ali. Puis à celui du bannissement, avec Moubarak. Avec Kadhafi, c'est la haine finale, le carnage qui laisse augurer le pire dénouement. En Libye, la quête démocratique est recouverte par la guerre civile froidement voulue par Kadhafi.
Jeudi 24 février: une journée en trois points
Kadhafi s'adresse à nouveau à la nation. Après une longue intervention télévisée mardi, c'est par téléphone que le "Guide de la révolution" est intervenu ce jeudi. Il a encore accusé Oussama Ben Laden de manipuler les manifestants qu'il a qualifié de "jeunes fous et drogués" appelant leurs "parents" à les retenir chez eux.
L'ouest tombe petit à petit. L'est de la Libye a échappé ce jeudi au contrôle du régime de Kadhafi. Progressivement, les insurgés gagnent aussi du terrain à l'ouest, notamment à Zouara (à 120 km de Tripoli), désertée par la police et les militaires. A quelque 60 km de là, les forces de sécurité libyennes ont lancé un assaut pour tenter de garder la main sur Zawiyah. Au moins 10 personnes ont été tuées et des dizaines d'autres blessées dans l'attaque d'une mosquée.
Le bilan s'alourdit. Alors que la FIDH dénombre 640 morts, un bilan "à l'évidence en-deçà" de la réalité, l'ambassadeur français des droits de l'homme a parlé de "crimes contre l'humanité" et poussé ses estimations "jusqu'à 2000 morts", sans avoir les moyens de les vérifier. Le système de santé est dépassé et les blessés ne parviennent pas toujours à atteindre les hôpitaux, bloqués par les mercenaires de Kadhafi. L'homme qui est apparu halluciné et ivre de violence meurtrière sur les écrans, le mardi 22 février, est en fait la caricature d'un passé qu'on espère révolu. Kadhafi n'est pas encore tombé mais il n'est déjà plus rien, rien d'autre qu'un assassin de masse. Son pouvoir ne s'exerce plus que par sa capacité - encore tristement réelle - à faire couler le sang de son peuple.
Le système politique qu'il a bâti est en ruines, comme le prouve le changement de drapeau spontanément décidé par les insurgés de Benghazi: les trois couleurs de l'ancienne monarchie (qui a proclamé l'indépendance du pays en 1951) - rouge, noir, vert - ont remplacé le vert uni voulu par le dictateur dans un de ses innombrables délires.
L'homme qui s'est exprimé, ce jeudi 24 février, par téléphone sur les ondes et les antennes, sans que l'on sache s'il s'agit d'un enregistrement ou d'une conversation en direct, est l'autre face d'un pervers sans limites. Il s'est montré à la fois totalement inconscient du degré d'exaspération de son peuple et soucieux de ranimer l'esprit des tribus qui composent le peuple libyen. En l'espace de deux jours, il n'ose plus - ou ne peut plus - paraître: soit parce qu'il est terré, soit parce qu'il n'a plus le contrôle de l'appareil de communication officiel.
Il se montre alors décalé, ignorant des réalités et des transformations qui se sont opérées dans la nation qu'il a dirigée d'une main de fer. Kadhafi parle encore au nom de la Libye (pour quel laps de temps?), mais la Libye de Kadhafi n'existe déjà plus. Il a beau changer de ton et passer de la menace d'un "bain de sang" à un fatalisme vicieux -"faites ce que vous voulez"-, il tente encore et toujours de rester en place en donnant à la face du monde l'impression qu'il ne comprend plus rien à ce qui se passe. Qualifiant les jeunes de "drogués", brandissant la menace d'Al Qaïda, imaginant un complot américain, tous les arguments de sa rhétorique vétuste y passent tour à tour. Ben Laden se trouve associé à la CIA. Il n'y a plus la moindre cohérence dans cette logorrhée surréaliste.
Il n'y a plus la moindre cohérence dans cette logorrhée surréaliste
Entre les deux dates, pourtant, une même continuité: celle qui consiste à ne pas se considérer comme le dictateur en titre ni en cause puisque, selon la lettre des institutions libyennes, Kadhafi n'est pas le chef de l'Etat en exercice mais le "Guide de la grande révolution". Artifice d'une grande lourdeur, dont il use et abuse.
Celui qui fit régner la terreur sur le monde pendant des décennies avait puissamment pensé son pouvoir intérieur en opérant un incroyable mélange entre les bénéfices de la rente pétrolière et un archaïsme politique d'une efficacité diabolique.
A l'origine de sa pensée figurait le système tribal libyen. Depuis le pharaon égyptien Ramsès III, le rôle des tribus libyennes est reconnu comme la donnée fondamentale de ce pays très étendu, peu peuplé et semi-désertique. Ces tribus - au nombre d'une dizaine - s'étaient unies contre l'occupation italienne (1912-1942) avant de servir de cadre à la "jamahiriya" ( "Etat des masses") inventée par Kadhafi après sa prise de pouvoir (1969). Elles ont servi pendant 42 ans de pilier à un régime politique qui a dissout l'Etat central au profit de comités populaires chargés de tout (questions de justice, de santé, d'éducation, etc.). Dans ce schéma décentralisé et construit sur une allégeance des clans au Guide suprême, les postes importants revenaient aux dignitaires des tribus (souvent armées), lesquels distribuaient ensuite les prébendes et organisaient les bandes.
Des tribus se soulèvent
Il n'est pas excessif de dire que l'idéal anti-étatique constituait une sorte de ciment entre les tribus. On mesure à quel point cette toile serrée était propice aux manipulations innombrables de Kadhafi mais aussi combien elle devient chaque jour plus archaïque à l'heure du téléphone mobile et d'Internet.
C'est précisément la tribu la plus importante, celle des Warfallah (1 million d'âmes), qui vit à l'est du pays avec Benghazi pour point central qui, régulièrement indocile, a décidé de passer aux armes contre le Guide. Ce sont aussi les Warfallah qui ont dû subir la plus dure des répressions depuis le début des événements de 2011. Leur insurrection en a déclenché d'autres, notamment celle des Touaregs, au sud, en direction du Tchad, puis d'autres encore.
C'est à cette menace de "guerre civile" que le fils de Kadhafi, Saïf al Islam, a fait allusion. C'est aussi de ce cadre tribal dont Mouammar Kadhafi s'est réclamé mardi 22 février, lors de sa délirante déclaration télévisée, en indiquant qu'il disposait de troupes nombreuses pour purger Tripoli, "maison par maison". Il désignait les "siens", la tribu dont il est issu, celle des Kadhafi, qui a la mainmise sur le pays et qui est la plus armée de toute la Libye.
Cet écheveau complexe explique pourquoi le système Kadhafi ne tombe pas en bloc, d'un seul morceau; il résiste à Tripoli, autour des cercles restés fidèles au leader, marquant une coupure du pays en deux. Même si l'issue finale apparaît inscrite dans les faits. Quelle que soit la date et la forme de sa libération, le peuple libyen l'aura payée de son sang.
Author: Christian Makarian
Source: L'Express, du
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