Philippe Bernard, journaliste du service International du "Monde".
Jean : La force Licorne est-elle placée sous mandat de l'ONU ? Si oui, jusqu'à quel point peut-elle intervenir ?
Philippe Bernard : Bien sûr, la force Licorne est placée sous mandat de l'ONU en tant que force d'intervention rapide qui opère en appui de l'Onuci, qui compte environ 10 000 hommes sur le terrain. Licorne intervient sur la base de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, qui, à la fin de la semaine dernière, a adopté le principe d'une intervention destinée à protéger les civils des tirs à l'arme lourde.
Jean : L'armée française est présente depuis de nombreuses années en Côte d'Ivoire. Pour quelles raisons ?
Elle est présente sur la base d'un accord de coopération de défense qui date de l'indépendance du pays, en 1960. Cet accord, qui est toujours formellement en vigueur, prévoit que l'armée française peut intervenir si les institutions du pays sont attaquées.
C'est d'ailleurs l'un des premiers éléments du contentieux entre Laurent Gbagbo et la France, puisqu'en 2002, lorsque a commencé la rébellion du nord du pays, il a demandé en vain l'intervention de la France qui, à l'époque, n'a pas voulu arbitrer le conflit entre le Nord et le Sud. Lequel conflit, d'une certaine manière, devait être réglé à l'occasion de l'élection présidentielle de novembre dernier.
Longtemps, la France a été présente par l'intermédiaire du 43e BIMA (bataillon d'infanterie de marine), qui a quitté Abidjan en 2008. Mais les soldats français, désormais totalement sous le parapluie de l'ONU, continuent d'être sous commandement français.
Alain Proviste : D'après Le Canard Enchainé citant un agent du renseignement français, la France aurait livré des armes aux partisans de Ouattara expliquant le soudain revirement de situation. Confirmez-vous ? Et si oui, la France n'a t-elle pas alors fait preuve d'une ingérence dangereuse dans le conflit ?
C'est vrai que la rapidité avec laquelle les forces fidèles à Ouattara, les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI), ont conquis la totalité du pays, en trois ou quatre jours, laisse entendre qu'elles ont disposé de soutiens très sérieux. Elle laisse supposer, aussi, que, depuis que M. Ouattara est soi-disant retranché et impuissant à l'hôtel du Golf, il a largement préparé cette offensive.
Du point de vue militaire, le soutien de pays comme le Burkina-Faso et le Nigeria est très probable. Et l'on peut s'interroger sur le soutien, au moins au moyen de conseillers militaires, apporté par la France, sans pouvoir à ce stade le confirmer fermement.
Dans tous les cas, il est difficile d'affirmer qu'il y a eu ingérence, si l'on considère que l'intervention a lieu en vertu de résolutions votées au Conseil de sécurité, où siègent actuellement trois pays africains : le Nigeria, l'Afrique du Sud et le Gabon.
Bendreex : Pourquoi l'Onuci ne peut elle se passer de la force Licorne alors que les moyens en hommes paraissent suffisants ?
Effectivement, l'Onuci est forte de 10 000 hommes ressortissants de 52 Etats différents. Les principaux contingents sont des ressortissants du Bangladesh (2 100), du Pakistan (1 500) et de Jordanie (1 100). Mais il s'agit d'une force lourde à manoeuvrer, dont la cohérence n'est pas évidente.
De plus, l'opération en cours n'est pas fondée sur un grand nombre d'hommes, mais sur des frappes précises visant le dernier carré des défenseurs de M. Gbagbo, et l'on cherche à éviter des affrontements directs entre des hommes de l'Onuci et des hommes de Laurent Gbagbo.
Koffi : Pourquoi la France n'était pas intervenu en 2002 puisque les accords sont toujours valables, sachant qu'en 2002, l'Etat était toujours représenté par le régime Gbagbo ?
Justement, la France n'intervient pas en ce moment sur la même base qu'en 2002. D'abord parce qu'en 2002 c'était des soldats français en tant que tels qui étaient sollicités dans le cadre des accords de défense entre Paris et Abidjan. Et aussi parce qu'il n'existait pas à l'époque de résolution des Nations unies.
Bley beky : Peut-on installer un président par la force des armes ? Et pensez-vous qu'il pourra gouverner dans la quiétude ?
La manière dont il sera installé au pouvoir pèsera à l'évidence lourdement sur la présidence de M. Ouattara. Mais il ne faut pas oublier qu'il a été élu par plus de 54 % des électeurs ivoiriens.
Selon notre envoyé spécial, Jean-Philippe Rémy, les combats en cours n'ont pas le profil d'une guerre civile, il ne s'agit pas de combats entre deux fractions de la population opposées pour des raisons politiques ou religieuses, mais de combats entre deux factions armées : une armée constituée, celle des FRCI, et le dernier carré des hommes de Laurent Gbagbo, appuyé par des mercenaires.
Luc Deméno : Pourquoi tout le monde a refusé le recomptage du vote – on l'a fait aux Etats-Unis, par exemple ?
Le vote de novembre 2010 a eu lieu cinq ans après la fin du mandat légal de Laurent Gbagbo. Toutes ces années ont été nécessaires pour négocier avec lui le processus électoral et la nature des institutions qui allaient le valider. Il avait validé ce processus, ainsi que la supervision de l'ONU, et ce n'est qu'après la publication des résultats, qui le donnaient perdant, qu'il a remis en cause ce processus.
A ce titre, le conflit en cours en Côte d'Ivoire est crucial pour l'avenir de la démocratie en Afrique : si un candidat déclaré battu peut rester au pouvoir, à quoi bon continuer d'organiser des élections ? Or pas moins de dix-huit scrutins présidentiels doivent avoir lieu cette année sur le continent.
Loni : L'ONU n'avait-elle pas pour mission de désarmer les rebelles avant les élections ? De nombreuses sources affirment que ce n'était pas le cas, notamment dans le Nord du pays.
Il me semble qu'il revenait plutôt aux Ivoiriens de procéder au désarmement des deux camps. Il est exact que ces opérations n'ont pas été menées à leur terme dans le Nord. L'organisation et l'efficacité dont font preuve les FRCI de M. Ouattara, qui sont l'émanation de la rébellion du Nord, en témoignent.
Hop : Est-ce que le départ de Gbagbo serait considéré comme un succès à mettre au crédit de Nicolas Sarkozy ?
Il est probable que ce genre d'espoir entre dans l'attitude offensive qu'a adoptée le président français. Mais il est difficile de répondre à cette question à ce stade. Tout dépend d'abord de la manière dont se termineront les combats en cours et du sort de M. Gbagbo.
Mais il ne semble pas que l'issue du conflit ivoirien soit un élément déterminant dans l'opinion française, y compris dans les choix électoraux pour 2012.
John : Ne peut-on pas craindre un sentiment anti-français croissant dans le pays après la reddition de Gbagbo ?
Ce sentiment anti-français est déjà très vif en Côte d'Ivoire depuis plusieurs années, notamment parce qu'il a été largement utilisé par M. Gbagbo. Ce qui ne l'a pas empêché d'attribuer les marchés les plus intéressants, comme le port d'Abidjan, la téléphonie mobile ou l'électricité, à des entreprises françaises. A nouveau, tout dépendra de la manière dont sera négocié le départ du président sortant, et aussi de la façon dont M. Ouattara s'exprimera à l'égard de la partie du pays qui le rejette.
Datsmi : Pourquoi la France est-elle en première ligne ?
D'abord pour des raisons historiques évidentes, mais qui ne sont pas forcément de bonnes raisons : on peut penser que l'ancienne puissance coloniale n'est pas la mieux placée pour arbitrer des conflits dans un pays comme la Côte d'Ivoire. C'est d'ailleurs l'opinion que professait Nicolas Sarkozy encore très récemment.
Mais sur le terrain, étant donné la situation d'extrême violence et de crise humanitaire à Abidjan et dans tout le pays, il apparaît évident que seule la France a les contacts avec toutes les parties et connaît tous les ressorts du conflit.
Il suffit de regarder la presse anglo-saxonne pour s'apercevoir que le conflit en Côte d'Ivoire intéresse assez peu en dehors de la France.
Ferro : N'est-il pas temps pour la France de démanteler ses bases militaires de ses anciennes colonies ? Ces dernières sont-elles aujourd'hui vraiment indépendantes ?
On peut d'autant plus penser qu'il est temps pour la France de démanteler ses bases militaires que c'était presque la ligne officielle de Paris jusqu'à récemment. En février 2008, Nicolas Sarkozy avait déclaré au Cap, en Afrique du Sud, que la France n'a "pas vocation à maintenir indéfiniment des forces armées en Afrique".
Et il avait annoncé la renégociation de tous les accords passés entre la France et les pays africains et leur publication. Dans la foulée a été annoncée la fermeture partielle de la base française de Dakar. Paris ne souhaite maintenir qu'une base en Afrique de l'Ouest, à Libreville, au Gabon, et une autre à Djibouti, en Afrique de l'Est. La force Licorne basée à Abidjan est donc destinée logiquement à disparaître.
Cette question avait été âprement débattue en 2010, au moment du cinquantenaire des indépendances africaines, la présence de bases étrangères étant considérée par certains, comme le maintien du franc CFA, comme le signe d'une souveraineté limitée.
Toufou : Comment réagissent Orange, Bolloré, Bouygues and co présents sur place ? Ont-ils un rôle dans la décision prise par la France d'intervenir ?
Les entreprises françaises observent la plus extrême discrétion depuis le début du conflit, pour des raisons évidentes : elles ont été installées avec la bénédiction du régime Gbagbo, et font tout pour conserver leurs intérêts sur place en cas de changement de régime.
Fernanda : Ce conflit est-il uniquement bien intentionné et animé par un souci démocratique ou existe-t-il d'autres interêts pour la France ?
Le débat ne se situe pas au niveau de la morale. Il s'agit de donner tout leur sens aux résultats électoraux et d'affirmer le principe de la souveraineté des électeurs. Ce qui n'empêche pas la France d'avoir d'importants intérêts en Côte d'Ivoire, encore renforcés par la découverte récente de ressources pétrolières. Il ne faut pas oublier que pendant longtemps la Côte d'Ivoire a constitué la vitrine économique de la France en Afrique.
Source: Le Monde du 07.04.11 | 19h25
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