Wednesday, April 6, 2011

COTE D'IVOIRE: La tragédie du roi Gbagbo / Pourquoi Gbagbo s'entête

Comme le roi Christophe en Haïti, Laurent Gbagbo a transformé de nobles desseins en tyrannie sanguinaire. Par le journaliste sénégalais Barka Ba.

Aimé Césaire, génie flamboyant, a laissé à l’humanité un chef d’œuvre impérissable, La tragédie du roi Christophe, magistralement interprété par feu notre compatriote sénégalais Douta Seck qui en fait une adaptation saisissante. La pièce raconte l’histoire de l’esclave Christophe, ancien cuisinier qui, par un de ces tours dont l’histoire a le secret, se retrouve maître de Haïti après la mort du héros de l’indépendance Jean-Jacques Dessalines.

Au départ animé d’une grande volonté de libérer son peuple des chaînes de l’esclavage et de la misère, Christophe, prenant goût au poison mortel du pouvoir, se transforme rapidement en tyran sanguinaire. Acculé par son peuple révolté par ses outrances, le despote finira par se suicider. Il y a du Christophe dans le destin du président Laurent Gbagbo qui, terré et fait comme un rat dans son bunker du palais de Cocody à Abidjan, à l’heure où ces lignes sont écrites, en est piteusement réduit à quémander la protection des forces de l’Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (Onuci), sur lesquelles ses miliciens et ses soldats déchaînés s’acharnaient il y a peu.

Le héros qui a basculé dans l'ignominie
Dans les années 90, le prof vaguement marxisant qui avait osé défier le «bélier de Yamoussoukro», Félix Houphouët-Boigny (au pouvoir de 1960 jusqu’à son décès en 1993), avait fait la fierté de la jeunesse africaine éprise de démocratie et de liberté. Mais, dans sa conquête du pouvoir, Gbagbo n’a pas tardé à montrer son vrai visage: celle d’un homme cynique, menteur, calculateur et prêt à tout. Ainsi, pour éliminer son rival Alassane Ouattara de la course présidentielle, Gbagbo n’a pas hésité à surfer sur la nauséabonde théorie de l’«ivoirité» que l’ancien président Henri Konan Bédié (au pouvoir de 1993 à 1999) avait mise au goût du jour. Pis, en ramassant pratiquement le pouvoir dans la rue après l’épisode burlesque et tragique du général Guei (auteur d’un coup d’Etat contre Henri Konan Bédié, il a été chassé du pouvoir en 2000), Laurent Gagbo, sous l’influence de sa femme Simone, véritable Messaline tropicale, a basculé dans l’ignominie.

C’est sous son règne que sont apparus pour la première fois en Côte d’Ivoire des charniers, les escadrons de la mort, les sinistres hordes fascistes de prétendus Jeunes patriotes de Charles Blé Goudé (ministre de la Jeunesse de Gbagbo), le recours à des milices qui sèment la terreur et la désolation sur leur passage… Pour s’accrocher au pouvoir, Gbagbo et ses séides, sourds à tous les appels à la raison, auront plongé leur pays dans une guerre civile. Pis, l’entêtement qui confine à l’autisme de «l’enfant de Mama» aura conduit l’armée ivoirienne à la pire humiliation qui puisse se concevoir: une débandade généralisée des troupes, en quelques jours seulement, suivie d’une défaite cinglante devant leurs anciens collègues des Forces armées nationales de Côte d'Ivoire (Fanci) entrés en rébellion, pour la plupart d’anciens sous-officiers nordistes.

Des soutiens malgré tout
Malgré ce passif très lourd, il s’est trouvé des intellectuels africains à gage, y compris au Sénégal, véritables mercenaires de la plume qui, sous le prétexte fallacieux d’un nationalisme et d’un anticolonialisme à fleur de peau, ont soutenu jusqu’au bout le potentat de la lagune Ebrié. Devant l’histoire, tout comme leur ex-mentor, ils portent la lourde responsabilité du cauchemar ivoirien.

Le cas Gbagbo doit être médité par les nombreux satrapes qui sévissent sur notre continent, prêts à toutes les ignominies pour conserveur leur fauteuil. A ce propos, on comprend difficilement les propositions ahurissantes de la France de négocier le départ de Gbagbo, dont la place est dans un cachot de la Cour pénale internationale à la Haye aux côtés d’un Charles Taylor (Liberia) ou d’un Jean-Pierre Bemba (RDC), autres sinistres bourreaux de leur peuples.

A l’épreuve du feu, l’homme qui demandait aux jeunes Ivoiriens de se tenir prêts au sacrifice suprême pour «sauver la Côte d’Ivoire» a fait preuve d’une ultime lâcheté. Interrogé par les chaînes françaises LCI et TF1, du fond de son bunker, voilà ce qu’a répondu le matamore à deux balles: «Je ne suis pas un kamikaze, j’aime la vie; Je ne souhaite pas la mort, ce n’est pas mon objectif, mourir.»

Le roi Christophe, voyant sa fin proche, abandonné par tous ses généraux, avait eu au moins le courage de se tirer une balle dans la tête. Le petit dictateur de la lagune Ebrié, lui, n’aura pas cette élégance.
Barka Ba


Pourquoi Gbagbo s'entête

Au-delà de sa folie personnelle, Gbagbo a pu trouver des raisons profondément ancrées dans l'histoire et la sociologie de la Côte d'Ivoire pour s'accrocher comme il l'a fait au pouvoir.

Il paraît un peu facile, et même réducteur, de limiter au seul profil psychologique de Laurent Gbagbo les raisons de son entêtement à rester au pouvoir. Au-delà de sa folie personnelle, Gbagbo a pu trouver des raisons profondément ancrées dans l'histoire et la sociologie de la Côte d'Ivoire pour s'accrocher comme il l'a fait au pouvoir. Ces raisons expliquent aussi qu'il soit suivi par une partie de la population, et que l'après-Gbagbo s'annonce difficile.

Comparaison n'est pas raison... Mais au regard des récents événements en Côte d'Ivoire, on serait tenté de rappeler que l'ancien président du Zaïre, Mobutu Sese Seko, un dictateur enraciné au pouvoir depuis bien plus longtemps que Laurent Gbagbo, avait eu l'intelligence de partir. «Courage, fuyons», telle était la devise des barons du régime Mobutu en mai 1997, face à l'avancée rapide à l'intérieur du pays des colonnes rebelles de Laurent-Désiré Kabila, avec le soutien actif de l'armée rwandaise. Mobutu, mort dans son lit au Maroc, n'a pas eu à s'humilier dans une quelconque ambassade pour négocier sa «reddition».

L'enfarineur enfariné
Laurent Gbagbo, au pouvoir depuis seulement dix ans —une période courte à l'échelle de l'histoire des régimes africains—, aura attendu le déferlement du feu français et onusien pour se résoudre à négocier son départ. Quitte à se donner une fin pathétique, alors qu'il avait adopté la posture d'un grand nationaliste africain devant l'éternel. Au-delà de son caractère, connu pour être revanchard, Gbagbo a toujours considéré la politique comme un jeu où tous les coups étaient permis, et surtout, possibles. Ce penchant pour la rouerie politique lui a valu le doux surnom de «boulanger d'Abidjan», étant passé maître dans l'art de rouler ses adversaires dans la farine.

«Comme le lui avait dit le général putschiste Robert Gueï peu avant sa mort, c'est bien beau d'être boulanger, mais à un moment donné, la farine se lève et le levain peut te remonter au visage et te boucher les narines», rappelle un observateur de la politique ivoirienne favorable à Alassane Ouattara. «Roulera bien qui roulera le dernier!»

La plus grande force de Laurent Gbagbo est finalement devenue sa plus grande faiblesse: quand il a appelé à négocier, ces dernières semaines, il n'y avait plus personne pour le prendre au sérieux. Dans le camp Ouattara comme dans les chancelleries du monde entier, chacun n'attendait plus qu'une dernière ruse.

A l'heure de la plus grande solitude, il se trouve encore quelques conseillers pour défendre «le chef». Ainsi, Alain Cappeau, professeur d'économie à l'Ecole supérieure de commerce de Grenoble, ne décolère pas contre ce qu'il perçoit comme une intolérable ingérence de la France en Côte d'Ivoire. Ce conseiller spécial à l'économie de Laurent Gbagbo évoquait le 4 avril encore un «personnage hors du commun, qui restera à son poste jusqu'au bout et partira en martyr».

Ancien fonctionnaire de l'Organisation des Nations unies pour le développement (Onudi), Alain Cappeau est devenu l'un des nombreux hommes de confiance du président «sortant» —un chef qui détestait, ces quatre derniers mois, qu'on l'appelle ainsi, faisant pourchasser les journalistes ivoiriens qui osaient cet adjectif qualificatif. Cappeau aura été l'un des rares, à la toute fin, à le soutenir encore ouvertement, avec Alain Toussaint, un ancien journaliste de la radio gabonaise Africa n°1, invité des plateaux de télévision français.

Dans le Front populaire ivoirien (FPI), le grand parti d'opposition fondé par Laurent Gbagbo, qui avait recruté dans les années 1990 parmi les professeurs, les intellectuels et les syndicalistes, ils étaient très peu nombreux, depuis des mois, à élever la voix pour défendre le couple Gbagbo.

Si la psychologie n'explique pas tout, de même, la dimension religieuse du couple formé avec sa première femme Simone, très portée sur les cultes vaudous et l'évangélisme à l'américaine, pourrait bien n'être que secondaire. Après tout, beaucoup de chefs d'Etat africains souffrent du même syndrome: Yayi Boni, au Bénin, serait très versé dans le mouvement des Born Again américain, tandis que feu Omar Bongo mélangeait allègrement islam, rites vaudou du Bénin et franc-maçonnerie... Ailleurs, en Afrique de l'Ouest notamment, ils sont nombreux à avoir leurs marabouts, grands ou petits.

L'étendard de l'ivoirité
En fait, deux facteurs paraissent déterminants pour expliquer l'attitude de Laurent Gbagbo. Le premier porte sur le fait qu'Alassane Dramane Ouattara (ADO) n’est à ses yeux qu'un étranger —Mossi de surcroît, dans un pays qui cultive depuis longtemps un certain mépris pour cette grande ethnie du Burkina Faso. Explications de Jean-Baptiste Placca, ancien directeur de l'Autre Afrique et chroniqueur sur RFI:

«Les Mossi ont toujours été les domestiques, les métayers dans les plantations détenues par les Ivoiriens de souche. Ces derniers ont développé un complexe de supériorité à l'égard des ex-Voltaïques (la Haute-Volta est l'ancien nom du Burkina Faso, ndlr). Ce sentiment est très puissant. On entend beaucoup d'Ivoiriens dire: "On ne va jamais se laisser gouverner par un Mossi".

Cela va très loin. Jusque dans la façon de parler de Ouattara, certains entendent des accents Mossi. Ce ressentiment, on le retrouve au sein même du Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI) de Henri-Konan Bédié, les alliés de Ouattara aujourd'hui, où certains continuent de considérer ADO comme un imposteur. Quelqu'un qu'on n'a pas fait venir pour être président mais pour nettoyer la maison —au sens de faire le ménage, comme dans les plantations.»

Pour Gbagbo, Ouattara a déclenché la guerre
Second facteur déterminant: Laurent Gbagbo est persuadé qu'Alassane Ouattara lui a «gâté» son premier mandat présidentiel (2000-2005) en lui faisant la guerre. Il n'a cessé de répéter, lors de la campagne électorale de 2010, que la rébellion des officiers nordistes, en 2002, qu'il affirme avoir été armée et financée en sous-main par Ouattara, l'avait empêché de gouverner.

Dès lors, passer le relais du pouvoir à Alassane Ouattara revenait sans doute, de son point de vue, à admettre une défaite d'ordre militaire. Preuve qu'il ne s'était jamais, dans le fond, accommodé de la paix négociée à Ouagadougou en 2007: cet argument est revenu dans le grand débat télévisé entre les deux candidats, avant le second tour du 28 novembre 2010. Au cours de ce débat, Gbagbo n'a cessé de rappeler à Ouattara que c'était lui qui avait «amené la guerre dans ce pays».

Une xénophobie enracinée
Cette attitude trouve un écho d'autant plus important chez les Bétés, son ethnie (13% de la population ivoirienne), qu'ils occupent une position particulière sur le grand damier ethnique qu'est la Côte d'Ivoire. Les Bétés, au coeur d'une région verdoyante et cacaoyère, se considèrent en effet comme les vrais «autochtones», présents avant l'arrivée des Akans (auxquels appartiennent les Baoulés) du Ghana voisin et surtout des «Nordistes», les Ivoiriens d'origine malienne ou burkinabè. Ils ont entretenu, au fil des ans, une certaine jalousie, voire une xénophobie vis-à-vis des «étrangers» ayant mieux réussi qu'eux tout au long du règne de Félix Houphouët-Boigny (1960-1993).

Surnommé le «Vieux», Houphouët-Boigny, un Baoulé, a toujours respecté les hommes plutôt que les ethnies. Il a confié des postes importants à des gens de toutes origines. Dans son premier gouvernement, le ministre de l'Agriculture était malien, et le ministre de l'Agriculture burkinabè.

A sa mort, son directeur de cabinet était un Antillais et le directeur financier de la présidence un Algérien. Lorsqu'il a nommé Ouattara au poste de Premier ministre, Houphouët-Boigny n'avait sans doute pas pensé qu'il semait les graines d'une durable discorde. Dans un contexte déjà favorable au mépris des planteurs ivoiriens (qui représentent les classes moyennes), à l'égard de leurs employés d'origine burkinabè, l'«ivoirité» a été instrumentalisée avec succès par Henri-Konan Bédié, le successeur désigné du «Vieux», pour mieux mettre à l'écart Alassane Ouattara, dans la lutte pour la succession.

Bédié a réalisé son erreur, bien plus tard, et s'est finalement allié avec Ouattara dans un «rassemblement des houphouëtistes», le RHDP, qui voudrait cultiver l'héritage. Mais l'ivoirité a été reprise par Gbagbo, pour mieux faire vibrer la corde nationaliste de sa base Bété contre le «chef des bandits» que serait Ouattara... C'est sur ces bases complexes que Ouattara va devoir reconstruire son pays, meurtri et divisé.

Author: Anne Khady Sé


Source: Slate.fr, du 06/04/2011

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