En glissant des zones rebelles aux zones gouvernementales, le décor de la crise en Libye apparaît dans sa véritable continuité : celle d'un chantier interrompu. Avant d'être en guerre, la Libye était en travaux. Le pouvoir libyen dansait peut-être sur un volcan, mais n'avait pas ménagé ses efforts pour tenter d'en calmer le feu à coups de grands projets, à destination de ce peuple libyen supposé diriger le pays à travers les institutions imaginées par Mouammar Kadhafi : une démocratie directe incarnée par les congrès et comités populaires. Le système était à bout, mais le carrousel des grues et camions allait bon train.
Quel était le but recherché ? Sauver le pouvoir en changeant son visage ou tourner la page du Guide en douceur, en édifiant une Libye nouvelle ? La réponse appartient à l'un des fils de Mouammar Kadhafi, Saïf Al-Islam, cerveau d'un grand nombre de ces réalisations. Celui qu'on appelle l'"ingénieur", en raison d'un de ses diplômes, était devenu l'un des grands architectes du vaste projet Libye. Le voici engagé dans les incertitudes vertigineuses liées au sort du pays.
Il incarnait l'aile réformiste du pouvoir avant le basculement de février, les manifestations anti-Kadhafi, les armes, le début de la guerre civile. Depuis, tout est bouleversé : les combats se poursuivent, comme les frappes de l'OTAN, sans changement fondamental sur le terrain. La Cour pénale internationale a engagé des poursuites contre le Guide libyen, son fils Saïf Al-Islam et Abdallah Al-Senoussi, le chef des renseignements, son beau-frère. En Libye, on navigue toujours entre affaires d'Etat et affaires de famille, et les grands chantiers sont au point mort.
Ils n'en sont que plus spectaculaires. Partout dans le pays, des forêts de maisons et d'immeubles, certains luxueux, d'autres plus modestes, étaient en train de s'élever à coups de milliards de "pétrodinars". Certains des lotissements ont été envahis au début des troubles, à l'appel de Mouammar Kadhafi. Les nouveaux propriétaires devaient rembourser sur vingt à vingt-cinq ans leur nouveau logement, avec des intérêts fixes. Pas de risque ici de crise des subprimes, au demeurant. Le conflit a peut-être figé les grues, provoqué la fuite des ouvriers étrangers venus couler les flots de béton, mais certains organismes ont eu le temps de jouer leur rôle de caisses enregistreuses dans lesquelles ceux qui en avaient la responsabilité ont plongé leurs mains jusqu'à l'épaule. Des responsables libyens ont été contraints de s'exiler avant le début de la rébellion, avec des fortunes réalisées dans la construction. Une partie de cet argent, accuse-t-on à Tripoli, aurait servi à financer les activités rebelles.
Comme à Misrata, par exemple, cité portuaire où les combats n'ont pas cessé depuis février. On s'y est battu dans plusieurs des grands projets dont la ville avait été gratifiée avant le début du soulèvement. Les chantiers de construction sur le front de mer, confiés à des entreprises de Chine ou de Bosnie, ont subi des dommages : silos à ciment percés à la mitrailleuse lourde ou au lance-roquettes, baraquements des ouvriers incendiés par les tirs, impacts de tous calibres dans le béton brut. Des deux parcs naturels qui devaient voir le jour dans les environs, il n'est plus question. Pas plus que du plan pour régler la circulation, qui n'existe plus qu'à l'état de projet dans les locaux de la société Ecou, à Tripoli.
Une bonne partie de ce qui a été pensé au cours des dernières années pour changer la Libye est passée par ces bureaux. ECOU (Engineering Consulting Office for Utilities), société parapublique d'ingénierie, est l'un des laboratoires où a été élaborée la tentative de transformation de la Libye sous l'autorité de Saïf Al-Islam.
Aujourd'hui, plus un seul chantier n'est en activité sur les 150 projets sur lesquels on a planché ici. Le chef des opérations, Ahmad Al-Arahdi, regarde, l'oeil sombre, la carte des réalisations suspendues à Tripoli. Une seconde carte, plus vaste, montre les projets à l'échelle nationale : 600 000 logements en construction, en particulier. A l'échelle de la France, cela équivaudrait à construire au pas de course cinq millions de logements. Tripoli devait être traversée par une ceinture verte (700 hectares) avec des jardins au coeur de la ville, à la conception desquels avait été associé, notamment, le "paysagiste humaniste" français, Gilles Clément.
Avant qu'éclate l'insurrection, la séquence des projets était aussi au bord de la folie. Vertige des milliards... Projets : voici le maître mot d'une période où le pays s'est couvert de grues, devenant l'un des plus grands chantiers de la planète après la fin des sanctions internationales, en 2003. Une partie des fonds provenait du fonds souverain libyen, la Libyan Investment Authority (LIA), qui avait dégagé pour ce faire 20 milliards de dinars (11,7 milliards d'euros, plus trois autres milliards encore à l'étude). "Il y avait tout, dans ces projets : des postes, des écoles, des jardins, des routes, des villes entières", soupire Ahmad Al-Arahdi. Les maîtres de la Libye, demain, n'auront que l'embarras du choix pour reconstruire le pays. A l'université de Tripoli, devant un bâtiment frappé par un tir de l'OTAN, un professeur tente un brin d'humour devant le spectacle désolant du trou béant dans le plafond d'une salle de classe : "Ils nous rendent service en commençant la démolition. De toute façon, il y a un projet pour construire une nouvelle université bien plus grande."
Source: Lettre d'Afrique | | 14.07.11 | 14h06 • Mis à jour le 14.07.11 | 14h09
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jpremy@lemonde.fr
Author: Jean-Philippe Rémy
Article paru dans l'édition du 15.07.11
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