Dans Mogadiscio ravagée par vingt ans de guerre civile, la force d'intervention africaine, soutenue par la communauté internationale, remporte ses premiers succès contre les milices islamistes. Reportage dans la capitale somalienne.
«Mogadiscio se présente comme un ensemble gai et coquet, dans le blanc des maisons fines et anguleuses, paresseusement étendues et nimbées de torrides lumières, le long de la côte tout autour léchée par la mer.» Cette description idyllique, sous la plume de l'explorateur Luigi Robecchi-Brichetti, date de 1891. Otempora! omores! Cette ville-là, qui fut capitale de la colonie italienne jusqu'en 1960, n'est plus. Seul vestige de ce glorieux passé: l'arc romain érigé par Benito Mussolini et consacré au roi Umberto Ier. Caprice de l'Histoire, c'est l'un des rares monuments qui tienne debout. Après vingt ans de guerre civile, le reste n'est plus qu'un champ de ruines, un fatras de décombres. Rues défoncées. Maisons éventrées. Façades criblées et grêlées par les munitions de tout calibre.
Face à l'océan Indien, du haut de l'ancien palace Uruba, dont la structure (méthodiquement déchiquetée au mortier et au RPG) évoque désormais la dentelle, un homme contemple l'étendue du désastre. Et mesure l'ampleur du travail qui l'attend. Car Mohammed Nur est le maire de Mogadiscio. Tout sauf une sinécure: ayant survécu à plusieurs attentats, il ne se déplace jamais sans son «technical» (un pick-up équipé d'un fusil-mitrailleur et occupé par des miliciens dissuasifs). Surnommé Tarzan (parce qu'il est le roi de la jungle?), le premier édile se souvient: «Ici, dans les années 70-80, c'était une station balnéaire avec ses plages, Lido Beach et Brava Beach, sa corniche, ses restos, ses night-clubs. Les dirigeants africains y passaient leurs vacances. Maintenant, c'est une ville morte. Il faut tout reconstruire, en partant de zéro.»
Deux millions et demi d'habitants le plus souvent sans toit, dont 350.000 déplacés ayant fui la famine et les combats, qui campent sous des tentes improvisées (quatre branches d'épineux recouvertes d'un patchwork de sacs poubelles). Pas d'électricité, pas de canalisations. Aucune voirie. Un chantier pour un siècle. Pourtant, Mohammed Nur fourmille de projets. De l'Uruba, il veut refaire un hôtel 5 étoiles en accordant une concession aux éventuels investisseurs. Et aussi rebâtir la cathédrale italienne (pulvérisée à la dynamite) ou restaurer les musées (fréquentés par les chèvres et les ânes en quête de mauvaise herbe à brouter). Si M. le maire s'autorise un tel optimisme, c'est que la donne militaire vient de changer à Mogadiscio. Et qu'un (timide) espoir se profile.
En effet, pour la première fois depuis longtemps, les fameux chebabs, islamistes radicaux qui faisaient régner la terreur au centre-ville (voir encadré), reculent. Jusqu'ici cantonnées à l'aéroport et à quelques bâtiments officiels, les troupes du GFT (gouvernement fédéral de transition, soutenu par la communauté internationale) et de l'Amisom (la force de l'Union africaine, composée de 9700 soldats ougandais et burundais), ont reconquis cet été et à l'automne l'essentiel de l'agglomération. Au prix de dizaines de morts dans chaque camp, même si les bilans - contradictoires - sont invérifiables. Le stade de football fait partie des bastions récupérés aux fous d'Allah. Ce sport étant jugé impie, les chebabs l'avaient converti en stand de tir et, accessoirement, l'utilisaient pour appliquer la charia : lapidations (adultère), amputations (vols), flagellations (absence de barbe chez les hommes, port de soutien-gorge chez les femmes, entre autres « délits »)...
Aujourd'hui, c'est le QG du bataillon ougandais commandé par le lieutenant-colonel Muhanga. Lequel a participé à l'offensive de juillet-août et témoigne : «Ce que nous avons fait, c'est du combat urbain, pur et dur. On a grignoté le terrain quartier par quartier, bloc par bloc, maison par maison, pièce par pièce. On s'est heurté à une résistance acharnée. Car il ne faut pas oublier que l'ennemi est motivé: pour lui, mourir au djihad, c'est l'assurance d'aller au paradis.» L'ennemi? Une force estimée à 5000 combattants, dont quelques centaines de djihadistes étrangers d'al-Qaida (Yéménites, Soudanais, Comoriens) et de Somaliens de la diaspora, venus principalement des pays scandinaves ou des Etats-Unis (1). Présentée comme un « retrait tactique », l'évacuation de Mogadiscio par les chebabs est un revers cinglant. L'Amisom a ainsi privé les islamistes de deux secteurs vitaux: le marché de Bakara, un poumon économico-financier qui rapportait 100 millions de dollars annuels (trafic et racket), et l'usine sidérurgique qui lui servait de fabrique d'armement.
Le rôle clé des conseillers militaires privés
Ce succès n'aurait pas été tout à fait possible sans le rôle, discret mais certain, joué par les conseillers militaires de la société américaine Bancroft Global Development, une quarantaine de professionnels qui entraînent et encadrent le contingent de l'Union africaine. Souvent issus des corps d'élite (Légion étrangère, commandos marines, forces spéciales), ils viennent des quatre coins du monde: Afrique du Sud, Europe de l'Ouest comme de l'Est, et même du Japon ! Leur mission est double: former l'Amisom au combat en localité et à la lutte contre les IED (improvised explosive devices,engins explosifs improvisés). Expérimentées en Irak et en Afghanistan, ces machines infernales, commandées à distance, peu coûteuses et très létales, capables de perforer les blindages, ont déjà causé de lourdes pertes à l'Amisom. Curieusement, l'équipe de Bancroft est dirigée par un Français, Richard Rouget. Il est vrai que ce rouquin costaud, volontiers cabotin et amateur d'aphorismes, a le CV idoine. Les Comores avec Bob Denard, la Côte d'Ivoire côté Gbagbo, l'Irak post-Saddam Hussein: à 50 ans, il a traîné ses guêtres un peu partout, de préférence en zone de conflit...
Mercenaire? «C'est un fantasme des médias, une marotte de journaliste, réplique l'intéressé. D'ailleurs, je ne porte pas d'arme. Pas besoin: il y en a tout autour de moi. Si ça commence à mal tourner, je n'aurai qu'à me baisser pour en ramasser.» Reste que les employés de Bancroft perçoivent évidemment un salaire. Ce qui, compte tenu des risques encourus (le Français a lui-même été blessé par un éclat de shrapnel en 2010), paraît assez logique.
Le kidnapping est une industrie nationale
Les modalités de financement permettent à Washington de participer à la guerre contre l'islamo-terrorisme régional sans qu'un ressortissant américain ne mette les pieds dans cette contrée de sinistre mémoire (voir notre encadré): concrètement, Bancroft facture ses services aux Etats ougandais et burundais, qui se font ensuite rembourser par le Département d'Etat américain. Contacté par nos soins, Michael Stock, PDG de Bancroft, confirme les faits. Conclusion de Richard Rouget: «Notre présence à Mogadiscio est donc parfaitement officielle. D'ailleurs, Bancroft est la seule compagnie accréditée par le Département d'Etat, et qui bénéficie en outre d'une exemption de l'Onu. Le résultat est positif, chacun en conviendra.»
À commencer par les travailleurs humanitaires et les fonctionnaires internationaux qui logent au camp Bancroft, non loin de l'aéroport. Dans un pays où le kidnapping est une industrie nationale (2), les hôtels ne sont pas vraiment indiqués et les containers climatisés de la société américaine (155 dollars la nuit), dans un site sécurisé, pour ne pas dire bunkérisé, sont particulièrement appréciés des hôtes de passage. Tout comme les convois armés et blindés de l'Amisom qui accompagnent les ONG dans Mogadiscio. A contre-cœur, et sous condition d'anonymat, ce responsable onusien le reconnaît: «La famine concerne 4millions de personnes en Somalie mais, sans la protection de l'Amisom, on ne pourrait même pas distribuer l'aide alimentaire à Mogadiscio à cause des IED, des attentats ou des enlèvements. Dans les provinces sous contrôle chebab, c'est pire: depuis2010, la majorité des ONG occidentales et des agences onusiennnes, accusées d'espionnage ou de prosélytisme, y sont interdites. C'est triste à dire, mais le travail humanitaire est grandement facilité depuis les offensives militaires de l'Union africaine.» Une façon comme une autre d'énoncer cette vérité ô combien politiquement incorrecte : la solution passe par les armes, pas par les larmes...
(1) L'un des chefs chebabs, Fouad Muhammad Qalaf, de nationalité suédoise, fut l'imam d'une mosquée de Stockholm pendant douze ans. L'un des deux auteurs de l'attentat-suicide du 29 octobre dernier à Mogadiscio (deux morts selon l'Amisom, 80selon les chebabs!) venait de Minneapolis, ville américaine qui accueille une forte communauté somalienne.
(2) Pas seulement du fait des pirates. Rappelons qu'un agent français de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), Denis Allex, enlevé à Mogadiscio en juillet2009, est toujours retenu en otage par les chebabs.
Repères
Luttant quartier par quartier, maison par maison, les troupes de l'Amisom (Force d'interposition de l'Union africaine) et du gouvernement fédéral de transition somalien ont finalement chassé les islamistes de Mogadiscio. (Noël Quidu/Le Figaro Magazine)
1960. Indépendance de la Somalie.
1991. Fin de la dictature de Siyad Barre et début de la guerre civile.
1992-1995. Echec des inter ven tions américaines (Restore Hope) et onusiennes (Onusom I et II). Au cours d'une opération, 19 soldats américains sont tués en 1993 (sujet du film La Chute du Faucon Noir, de Ridley Scott).
2006. Prise de Mogadiscio par l'UTI (Union des tribunaux islamiques), qui instaure la charia avant d'être renversée par une action militaire éthiopienne avec le feu vert des Etats-Unis.
2007. Installation à Mogadiscio du gouvernement fédéral de transition (GFT), soutenu par la communauté internationale. L'Amisom, force d'interposition de l'Union africaine, constituée d'Ougandais et de Burundais, remplace les troupes éthiopiennes. Apparition des chebabs (les «jeunes», en arabe), mouvance la plus radi cale de l'UTI.
2009. Sharif Cheick Ahmed, ancien cacique de l'UTI, est nommé président du GFT. Les chebabs lui déclarent le djihad, ainsi qu'à ses protecteurs de l'Amisom. Après deux ans de combats, les miliciens islamistes finissent par occuper la plus grande partie de Mogadiscio et les deux tiers de la Somalie (centre et sud).
2010. Les chebabs font allégeance à al-Qaida.
6 août 2011. Grâce à une offensive commune de l'Amisom et du GFT, les chebabs effectuent un « retrait tactique » du centre-ville.
4 octobre 2011. Attentat à la voiture piégée dans le secteur ministériel faisant plus de 80 morts.
16 octobre 2011. Incursion anti-chebabs de l'armée kényane au sud de la Somalie, à la suite de plusieurs enlèvements de touristes (dont la Française Marie Dedieu, morte pendant sa détention) et d'humanitaires occidentaux.
Author: Jean-Louis Tremblais
Source: Le Figaro, Publié le 03/12/2011 à 18:13
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